Note sur l’Abécédaire de la Petite école
Maud Hagelstein
1.
Ouvrons l’Abécédaire. Quel objet avons-nous finalement sous les yeux ? De quelle opération de recherche est-il la trace indélébile ? L’Abécédaire réalisé par Clizia Calderoni doit bien assumer son caractère incomplet, légèrement éclaté. Certaines lettres manquent ; les options d’écriture retenues ne sont pas systématiques et uniformément adoptées. Le caractère descriptif, matériel, de certains passages, leur allure soudain télégraphique, parfois un peu mécanique, traduit une pudeur, une rigoureuse envie de ne pas aller trop vite, de ne pas brusquer, de ne pas juger ou « considérer » ceci ou cela sans précaution, mais de simplement laisser exister les images, puis les questions qu’elles posent. Le tout garde une allure bricolée. On a voulu le présenter comme tel. Car l’enquête a (inévitablement) buté sur des difficultés. Comment dire ? Des chardons envahissent toujours le terrain. Ceux-ci n’ont pas été arrachés ; ils insistent encore un peu dans le texte. L’Abécédaire aura cherché à accompagner une sorte de « tentative », proche du sens que Fernand Deligny donnait à ce terme, quand il rassemblait autour de quelques enfants psychotiques des personnes disposées à les entourer de leur présence proche. Une tentative, ce n’est pas une méthode. Deligny assure n’en avoir jamais eu. Mais cela suppose de renoncer à trouver un ensemble de principes à disposition, prêts à être appliqués à une situation neutre. Car il n’y a pas de « situation neutre », de terrain propre où implanter nos bonnes intentions. Le vide est un mirage. Une tentative prend plutôt les contours d’une expérience, d’une improvisation se laissant guider par les circonstances — ce qui demande des exercices de souplesse constants, auxquels Clizia a bien voulu se prêter.
Une tentative n’est pas une institution en ce sens que la tentative est un petit ensemble, un petit réseau très souple qui se trame dans la réalité comme elle est, dans les circonstances comme elles sont, allant même à la rencontre d’événements assez rares qui ne peuvent pas être créés arbitrairement. […] Car s’il est quelque chose auquel les enfants psychotiques sont allergiques, c’est au fait exprès : ils nous voient venir de loin.
Dans Le croire et le craindre, Deligny explique que la tentative requiert à ses yeux d’esquiver les « places », de ne pas s’insérer là où l’on est attendu, d’esquiver le « là où on aurait dû être ». Pour autant, il ne s’agit pas de renoncer à inventer des choses, mais celles-ci doivent se tramer dans les circonstances, ne pas adopter les atours de l’arbitraire. Esquiver revient surtout à ne pas se (laisser) projeter ailleurs, à ne pas parler depuis autre part qu’ici où l’on est (vouloir occuper une position, accepter d’être assimilé à une « place », réclame sinon toujours de se penser où l’on n’est pas encore, pas vraiment). La tentative ose être seulement là, où s’est ouvert un « espace d’initiative », et où se trace une recherche.
2.
On attendait de Clizia qu’elle implante une « recherche » sur le terrain de la Petite école. On a fait peser lourd sur ses épaules cette responsabilité, sans parvenir néanmoins en amont — soyons honnêtes — à accorder tout à fait nos représentations (assez hétérogènes) concernant la recherche. Mais Clizia dispose d’un sens du terrain dont la subtilité a trouvé ici son exercice le plus fort. Plutôt que d’imposer un plan inédit, de se présenter toute outillée de compétences acquises à l’université, elle a observé les discrets échafaudages restés en place. Son regard a servi de révélateur, et a montré que le manque qu’on espérait combler n’en était pas vraiment un : la recherche existait déjà dans la Petite école. Dans les récits d’observation, le travail de lecture, dans les documents écrits et visuels fabriqués sur place par l’équipe (Marie et Juliette, d’abord, puis d’autres), partout Clizia a retrouvé des fragments de savoir encapsulés. Plongée à la fois dans les archives et dans les expériences de l’école, elle a repéré des gestes de chercheuses très affirmés, pas seulement intuitifs, en réalité plutôt des gestes déjà bien dessinés. Montage. Ajointement. Déplacement. Soin. Sens du rythme. Table rase. Résistance infatigable aux poses et aux facilités. Vigilance. Relance. Écoute. Neutralisation de l’orgueil. Recherche d’appuis dans les textes. Tact. Exercice. Réparation. Ces gestes ne sont pas exactement ceux d’une recherche dans les clous, comme on l’attendait, avec un état de l’art maitrisé, une méthode habilement charpentée, un protocole fixe bien établi, dépourvu d’hésitations. Mais avait-on besoin de trouver ou de construire des schémas d’application, des tableaux récapitulatifs, des conclusions ? On espérait peut-être (trop) se rassurer sur la capacité de la Petite école à livrer les éléments d’une « pédagogie » susceptible d’être utile ailleurs. Que peut-on en déduire au terme (éventuellement provisoire) du travail ? L’enquête de Clizia a permis de comprendre que la recherche n’avait pas attendu le secours des compétences universitaires pour se développer sur ce terrain, mais que dans ses formes non-académiques elle avait accompagné chaque étape, vivifiant tous les moments d’apprentissages collectifs. Elle a montré que la recherche ne parviendrait ici ni à être rassurante, ni à boucler l’aventure. Finalement, cette enquête réalisée par Clizia force ses commanditaires et ses lecteurs ou lectrices à considérer l’hypothèse suivante : avant de produire des savoirs, il faut aussi être prêt à suspendre ceux qu’on a. Désapprendre.
3.
Dans son « Discours de remise de diplômes à Bryn Mawr (1986) », l’autrice de science-fiction et penseuse féministe Ursula K. Le Guin suggère aux étudiantes d’un établissement universitaire de Pennsylvanie, arrivées au terme de leur formation, de commencer à désapprendre la langue apprise durant leurs études. Le Guin qualifie cette langue de « paternelle » ; elle y associe l’expression du pouvoir social, reconnait en elle la langue froide qui se tient à distance de ce qu’elle prétend saisir, cette langue sans attachements et désengagée utilisée pour les discours et les conférences, celle qui raisonne et vise l’objectivité. Cette langue-là est la langue des pères, des hommes conquérants, celle qu’apprennent à manipuler les jeunes gens en pleine ascension, et par laquelle on s’élève. Cette langue dure peut aussi être parlée par les femmes, bien entendu. Tout le monde y a accès, au prix d’une distance avec la langue maternelle, qu’on finit par taire pour s’adapter.
Si j’emploie la langue paternelle, je ne peux évoquer la langue maternelle que pour la mettre à distance, c’est inévitable. Pour l’exclure. Elle est alors l’autre, elle est inférieure. Primitive : inexacte, imprécise, grossière, limitée, futile, banale. Elle est répétitive, encore et toujours la même, comme les tâches qu’on qualifie de féminines ; prosaïques, domestiques. Elle est vulgaire, la langue vulgaire, commune, communément parlée, familière, inférieure, ordinaire, plébéienne, à l’image des travaux qu’accomplissent les gens ordinaires, des vies que vivent les gens ordinaires. La langue maternelle, parlée ou écrite, attend une réponse, elle. Elle est une conversation — mot dont la racine signifie « se tourner ensemble ». La langue maternelle ne vise pas seulement la communication mais aussi la relation, la mise en relation. Elle relie. Elle va dans les deux sens, dans de multiples sens, c’est un échange, un nœud d’échanges, un réseau.
La langue maternelle serait devenue — sous l’effet de la domination de la langue des pères — la langue du privé, celle qu’on réserve aux contextes sécurisés, ceux de l’amitié, ceux qui ne sont pas trop abimés par les enjeux de pouvoir, d’autorité et de prestance. Des endroits où normalement on n’a pas besoin d’écraser. Mais puisque le désir d’ascendance épargne peu d’espaces officiels, on finit par ne plus tellement entendre la langue maternelle, en tout cas dans la bouche des hommes et des femmes qui ont accès à la visibilité publique et à la reconnaissance sociale. Dans toutes les institutions du patriarcat (institutions de l’éducation comprises), la langue maternelle parait devoir se faire de plus en plus discrète. Loin de se résoudre à ce paysage asséché de l’expression autoritaire, Le Guin rappelle à ses auditrices la possibilité d’une revitalisation de nos langues maternelles, dont le point de départ serait le désapprentissage des codes de la langue des pères. Mais on ne désapprend pas si facilement ; il peut y avoir des lenteurs et des obstacles. Chacun·e trouvera donc les guides les plus utiles à son désapprentissage.
Je m’efforce personnellement de désapprendre ces enseignements, ainsi que d’autres leçons dispensées par la société au sein de laquelle j’évolue. Surtout celles qui concernent les femmes — leur esprit, leur travail, leurs œuvres et leur être. Je suis lente au désapprentissage. Mais j’aime profondément mes désenseignantes : les féministes, qu’elles soient philosophes, écrivaines, conférencières, poètes, peintres, critiques ou amies […] ; je célèbre dès à présent les femmes qui, deux siècles durant, ont œuvré pour notre liberté, oui, les désenseignantes, les désinstructrices, les déconquérantes, les déguerrières, les femmes qui, non sans risque et en payant le prix fort, ont fait don de leur expérience en la présentant comme leur vérité à elles.
Comment Clizia a-t-elle pu comprendre la Petite école et traduire avec soin les multiples langues qui s’y parlent ? Une hypothèse parait plausible, que vous aurez certainement anticipée : elle n’a pas pu, pas su ou pas voulu y trouver de langue des pères, au sens de Le Guin, sans doute parce qu’un travail de désamorçage (de recherche désenseignante, au fond) avait déjà été impulsé. Clizia parle plusieurs langues, l’italien, le français, et d’autres encore. Avec les codes de la langue « paternelle » universitaire (sa langue académique), elle est en discussion depuis longtemps. Dans tous les textes que j’ai lus d’elle, ses résistances et son habileté lui ont permis des trouvailles, toujours surprenantes. Pour écrire l’Abécédaire, elle a renoncé à mobiliser une langue qui se serait seulement « appliquée » à son objet. Elle a transcrit et imaginé la langue qui se parle dans ce milieu, une langue qui écoute (ce qui est très rare, voire même impossible dans les termes de la langue paternelle, qui s’impose et produit du discours, des explications, de la connaissance assurée d’elle-même). Le français écrit de Clizia est parsemé d’idiomes italiens, auxquels on n’a pas eu envie de toucher trop ici, pour leur puissance poétique. Son écriture dévie, n’est pas straight. L’Abécédaire parle la langue des mères et des enfants.
4.
Très longtemps, pour parler d’éducation, les écrivains ont utilisé la métaphore du jardin. Il faut cultiver notre jardin, selon la formule du Candide de Voltaire qui visait l’exercice — par chacun·e — de ses talents. Or aujourd’hui, des voix alternatives s’élèvent de jardins moins « cultivés », qui nous forcent à plier un peu la métaphore. Prenons le « projet » du jardinier Eric Lenoir, auteur d’un joyeux Traité du jardin punk (Terre vivante, 2021). Considérant le désir de faire jardin, sans « mot d’ordre », il nous propose de suspendre nos réflexes de contrôle, pour expérimenter une voie plus anarchiste : n’en faites pas trop, ne surjouez pas l’effort d’entretien, ne vous gaspillez pas en zèle, laissez respirer vos milieux. Regardez longtemps avant d’organiser le jardin selon vos grilles attendues et vos goûts construits. Ce n’est pas évident. Miser sur une approche apaisée du jardin suppose de désapprendre la langue des tondeurs de pelouse, et plus largement celle de la contrainte (qui pèse à la fois sur le jardin et sur le jardinier). Ce concept de « jardin punk », Eric Lenoir ne l’a pas inventé, mais repéré. Il engage un travail de transformation de nos représentations liées au jardin, qui change durablement nos vues. Ce qui nous apparait « propre » ou « en ordre » (discipliné) dans un jardin est en réalité souvent le résultat d’opérations mutilantes. La discipline — y compris au jardin — est parfois une manière de se rassurer (ou de s’aider soi-même) pour celui qui l’exerce ou la fait exercer. Sans discipline aucune, on serait envahis de ronces. Mais le toilettage excessif appauvrit les jardins. L’idée serait plutôt de « reconsidérer le désordre » comme un espace d’hyper-vitalité où s'implantent toutes sortes d’espèces, et par conséquent de cohabitations. Sous prétexte de rationaliser, on agresse parfois les végétaux, supprimant une biodiversité pourtant fascinante.
5.
Suivre cette voie ne veut pas dire qu’on ne fait rien ou qu’on (se) laisser aller. Au minimum, le jardinier trace des chemins, en fauchant, pour que le jardin puisse être exploré par d’autres, donc vécu. Avant de se lancer dans un tracé, plutôt que d’adopter des solutions arbitraires, mieux vaut simplement observer les usages (et nous sommes rarement les seuls usagers de nos jardins) :
Aller « à peu près dans cette direction », « à peu près à cette période » doit être un principe. En laissant un peu de place au hasard, on lui offre la possibilité de nous surprendre d’une année sur l’autre, dévoilant parfois des espèces dissimulées jusqu’alors par manque de lumière ou concurrence déloyale. C’est aussi l’occasion de donner une dynamique toujours changeante au lieu, permettant ainsi de le redécouvrir selon la lumière, les floraisons, les perspectives. Le cheminement peut, par exemple, passer d’orchidée sauvage en orchidée sauvage pour en savourer la floraison.
On passera beaucoup de temps à observer. On regardera — en analysant le biotope existant — ce qui pousse, ce qui ne pousse pas, ce qu’on veut encourager, et ce qu’on choisit d’enlever quand le risque d’affecter trop le développement d’autres espèces prend le dessus. Le chardon peut être éliminé, si les limites de la légalité l’imposent ou si la gestion en bonne entente des espaces collectifs le réclame. Mais on ne devrait pas perdre son énergie à maltraiter le végétal gratuitement. On n’est pas toujours obligé de déloger ou saccager la flore spontanée. Certains chardons font des montées en graine somptueuses, appréciées des oiseaux (dont le chardonneret). Être attentif veut dire se donner les moyens de laisser faire, de laisser venir, pour agir ensuite (en s’économisant, puisqu’il faut se protéger de l’effort convenu et seulement grégaire, mais toujours en admirant). La priorité laissée à l’existant, et la patience accordée à ce qui perce et trouve son espace propre, n’ont donc rien à voir avec l’abandon. Quand la discipline, l’ordre, et les exigences conséquentes sont suspendus, même provisoirement, une autre conception du soin peut apparaitre. Désapprendre devient ici encore un geste de recherche : temporiser nos réflexes, se demander pourquoi on reproduit certaines manières de faire, se retenir d’appliquer des codes sans les adapter aux milieux, faire pivoter nos représentations. On néglige parfois le fait que toutes les plantes n’ont pas besoin de supports ou de tuteurs, certaines peuvent buissonner sans être forcément taillées, d’autres pourront s’appuyer sur des murets ou des objets de récupération.
6.
L’enquête réalisée par Clizia s’assimile à une recherche vive. Elle s’est laissée guider par ce terrain, qui avait des demandes spécifiques. L’écriture qui écoute a déployé ses effets. Sans doute Clizia n’a-t-elle pas trouvé la manière définitive de fixer ce mouvement continu, cette plasticité déstabilisante des visées de la Petite école, sans que ce soit un échec pour autant. Elle aborde ce défi par petits morceaux, propose un Abécédaire, qui n’est manifestement pas un produit fini, mais une volée de micro-récits situés, une proposition grâce à laquelle elle a tenté de parler d’autres langues que la langue des pères. Construite de la sorte, la recherche est singulière. Modeste. Réalisée à tout petits pas d’approche, et à grandes enjambées parfois. Le style de l’Abécédaire mise sur la simplicité. Et l’émotion nous surprend dans ces passages très simples.
7.
Cette écriture très simple, sommaire en apparence, capture une inévitable violence, en même temps qu’une impressionnante tendresse. La violence n’est pas produite par les enfants directement (même si elle peut l’être, à l’occasion), mais elle s’est nouée à eux, du fait des vécus complexes qu’ils ont traversés et des cicatrices résiduelles. Cette violence, la Petite école ne fait pas semblant de la traiter avec distance (les dés-enseignant·es refusent la position de sauveurs). Mais la violence traverse le milieu, inévitablement. Bien sûr l’équipe a imaginé des opérations pour la neutraliser, la faire tourner ailleurs, l’expédier là où elle mériterait de s’exiler. La sensibilité de Clizia — qu’il a bien fallu assumer pour parler une langue maternelle — a fait d’elle une petite éponge. Elle en gardera quelques marques. Comment pouvait-elle composer avec cette expérience ? Sinon passer au milieu, et comme revenir de guerre. Vivre pendant plusieurs mois avec des revenu·es de guerre. Se prendre des chardons. Repartir. Non sans considérer la beauté de leur floraison.
8.
Il y a un chardon qui s’appelle Silybum marianum, ou Chardon-Marie. Il aime les lieux ensoleillés du pourtour méditéranéen. C’est une plante robuste, de grande taille, avec des feuilles pétiolées, en rosette, ou alors engainantes (sur le dessus), qui toutes sont nervurées et semblent maculées de lait. Le Chardon-Marie fleurit généralement au mois de mai. On pense qu’il peut chasser la mélancolie. On l’appelle aussi chardon argenté, artichaut sauvage, épine blanche, chardon de Notre-Dame. Le Silybum marianum doit son nom à une légende. En exil vers l’Égypte, quittant la terre où elle avait donné naissance, Marie aurait caché son enfant Jésus sous un bosquet de chardons pour lui donner le sein sans attirer l’attention des soldats d’Hérode, à la poursuite des premiers nés. Marie fit tomber quelques gouttes de lait sur les feuilles, leur offrant durablement leurs fameuses nervures blanches.
- F. Deligny, « Paroles, geste, silence », Œuvres, éd. Sandra Alvarez de Toledo, Paris, L’Arachnéen, 2007, p. 705.
- Ursula K. Le Guin, Danser au bord du monde. Mots, femmes, territoires, trad. Hélène Collon, Éditions de l’éclat, 2020, p. 178‑179.
- Ursula K. Le Guin, Danser au bord du monde. Mots, femmes, territoires, trad. Hélène Collon, Éditions de l’éclat, 2020, p. 181.
- Eric Lenoir, Le grand Traité du jardin punk, Mens, Terre vivante, 2021, p. 55.