ABC

la Petite école

fleurs de chardons

Note sur l’Abécédaire de la Petite école

Maud Hagelstein

1.

Ouvrons l’Abécédaire. Quel objet avons-nous finalement sous les yeux ? De quelle opération de recherche est-il la trace indélébile ? L’Abécédaire réalisé par Clizia Calderoni doit bien assumer son caractère incomplet, légèrement éclaté. Certaines lettres manquent ; les options d’écriture retenues ne sont pas systématiques et uniformément adoptées. Le caractère descriptif, matériel, de certains passages, leur allure soudain télégraphique, parfois un peu mécanique, traduit une pudeur, une rigoureuse envie de ne pas aller trop vite, de ne pas brusquer, de ne pas juger ou « considérer » ceci ou cela sans précaution, mais de simplement laisser exister les images, puis les questions qu’elles posent. Le tout garde une allure bricolée. On a voulu le présenter comme tel. Car l’enquête a (inévitablement) buté sur des difficultés. Comment dire ? Des chardons envahissent toujours le terrain. Ceux-ci n’ont pas été arrachés ; ils insistent encore un peu dans le texte. L’Abécédaire aura cherché à accompagner une sorte de « tentative », proche du sens que Fernand Deligny donnait à ce terme, quand il rassemblait autour de quelques enfants psychotiques des personnes disposées à les entourer de leur présence proche. Une tentative, ce n’est pas une méthode. Deligny assure n’en avoir jamais eu. Mais cela suppose de renoncer à trouver un ensemble de principes à disposition, prêts à être appliqués à une situation neutre. Car il n’y a pas de « situation neutre », de terrain propre où implanter nos bonnes intentions. Le vide est un mirage. Une tentative prend plutôt les contours d’une expérience, d’une improvisation se laissant guider par les circonstances  ce qui demande des exercices de souplesse constants, auxquels Clizia a bien voulu se prêter.

Une tentative n’est pas une institution en ce sens que la tentative est un petit ensemble, un petit réseau très souple qui se trame dans la réalité comme elle est, dans les circonstances comme elles sont, allant même à la rencontre d’événements assez rares qui ne peuvent pas être créés arbitrairement. […] Car s’il est quelque chose auquel les enfants psychotiques sont allergiques, c’est au fait exprès : ils nous voient venir de loin.  F. Deligny

Dans Le croire et le craindre, Deligny explique que la tentative requiert à ses yeux d’esquiver les « places », de ne pas s’insérer là où l’on est attendu, d’esquiver le « là où on aurait dû être ». Pour autant, il ne s’agit pas de renoncer à inventer des choses, mais celles-ci doivent se tramer dans les circonstances, ne pas adopter les atours de l’arbitraire. Esquiver revient surtout à ne pas se (laisser) projeter ailleurs, à ne pas parler depuis autre part qu’ici où l’on est (vouloir occuper une position, accepter d’être assimilé à une « place », réclame sinon toujours de se penser où l’on n’est pas encore, pas vraiment). La tentative ose être seulement là, où s’est ouvert un « espace d’initiative », et où se trace une recherche.

2.

On attendait de Clizia qu’elle implante une « recherche » sur le terrain de la Petite école. On a fait peser lourd sur ses épaules cette responsabilité, sans parvenir néanmoins en amont — soyons honnêtes  à accorder tout à fait nos représentations (assez hétérogènes) concernant la recherche. Mais Clizia dispose d’un sens du terrain dont la subtilité a trouvé ici son exercice le plus fort. Plutôt que d’imposer un plan inédit, de se présenter toute outillée de compétences acquises à l’université, elle a observé les discrets échafaudages restés en place. Son regard a servi de révélateur, et a montré que le manque qu’on espérait combler n’en était pas vraiment un : la recherche existait déjà dans la Petite école. Dans les récits d’observation, le travail de lecture, dans les documents écrits et visuels fabriqués sur place par l’équipe (Marie et Juliette, d’abord, puis d’autres), partout Clizia a retrouvé des fragments de savoir encapsulés. Plongée à la fois dans les archives et dans les expériences de l’école, elle a repéré des gestes de chercheuses très affirmés, pas seulement intuitifs, en réalité plutôt des gestes déjà bien dessinés. Montage. Ajointement. Déplacement. Soin. Sens du rythme. Table rase. Résistance infatigable aux poses et aux facilités. Vigilance. Relance. Écoute. Neutralisation de l’orgueil. Recherche d’appuis dans les textes. Tact. Exercice. Réparation. Ces gestes ne sont pas exactement ceux d’une recherche dans les clous, comme on l’attendait, avec un état de l’art maitrisé, une méthode habilement charpentée, un protocole fixe bien établi, dépourvu d’hésitations. Mais avait-on besoin de trouver ou de construire des schémas d’application, des tableaux récapitulatifs, des conclusions ? On espérait peut-être (trop) se rassurer sur la capacité de la Petite école à livrer les éléments d’une « pédagogie » susceptible d’être utile ailleurs. Que peut-on en déduire au terme (éventuellement provisoire) du travail ? L’enquête de Clizia a permis de comprendre que la recherche n’avait pas attendu le secours des compétences universitaires pour se développer sur ce terrain, mais que dans ses formes non-académiques elle avait accompagné chaque étape, vivifiant tous les moments d’apprentissages collectifs. Elle a montré que la recherche ne parviendrait ici ni à être rassurante, ni à boucler l’aventure. Finalement, cette enquête réalisée par Clizia force ses commanditaires et ses lecteurs ou lectrices à considérer l’hypothèse suivante : avant de produire des savoirs, il faut aussi être prêt à suspendre ceux qu’on a. Désapprendre.

3.

Dans son « Discours de remise de diplômes à Bryn Mawr (1986) », l’autrice de science-fiction et penseuse féministe Ursula K. Le Guin suggère aux étudiantes d’un établissement universitaire de Pennsylvanie, arrivées au terme de leur formation, de commencer à désapprendre la langue apprise durant leurs études. Le Guin qualifie cette langue de « paternelle » ; elle y associe l’expression du pouvoir social, reconnait en elle la langue froide qui se tient à distance de ce qu’elle prétend saisir, cette langue sans attachements et désengagée utilisée pour les discours et les conférences, celle qui raisonne et vise l’objectivité. Cette langue-là est la langue des pères, des hommes conquérants, celle qu’apprennent à manipuler les jeunes gens en pleine ascension, et par laquelle on s’élève. Cette langue dure peut aussi être parlée par les femmes, bien entendu. Tout le monde y a accès, au prix d’une distance avec la langue maternelle, qu’on finit par taire pour s’adapter.

Rituel de début d’atelier, 2023

Si j’emploie la langue paternelle, je ne peux évoquer la langue maternelle que pour la mettre à distance, c’est inévitable. Pour l’exclure. Elle est alors l’autre, elle est inférieure. Primitive : inexacte, imprécise, grossière, limitée, futile, banale. Elle est répétitive, encore et toujours la même, comme les tâches qu’on qualifie de féminines ; prosaïques, domestiques. Elle est vulgaire, la langue vulgaire, commune, communément parlée, familière, inférieure, ordinaire, plébéienne, à l’image des travaux qu’accomplissent les gens ordinaires, des vies que vivent les gens ordinaires. La langue maternelle, parlée ou écrite, attend une réponse, elle. Elle est une conversation  mot dont la racine signifie « se tourner ensemble ». La langue maternelle ne vise pas seulement la communication mais aussi la relation, la mise en relation. Elle relie. Elle va dans les deux sens, dans de multiples sens, c’est un échange, un nœud d’échanges, un réseau.  Ursula K. Le Guin

Amadou prend soin, 2023

La langue maternelle serait devenue  sous l’effet de la domination de la langue des pères  la langue du privé, celle qu’on réserve aux contextes sécurisés, ceux de l’amitié, ceux qui ne sont pas trop abimés par les enjeux de pouvoir, d’autorité et de prestance. Des endroits où normalement on n’a pas besoin d’écraser. Mais puisque le désir d’ascendance épargne peu d’espaces officiels, on finit par ne plus tellement entendre la langue maternelle, en tout cas dans la bouche des hommes et des femmes qui ont accès à la visibilité publique et à la reconnaissance sociale. Dans toutes les institutions du patriarcat (institutions de l’éducation comprises), la langue maternelle parait devoir se faire de plus en plus discrète. Loin de se résoudre à ce paysage asséché de l’expression autoritaire, Le Guin rappelle à ses auditrices la possibilité d’une revitalisation de nos langues maternelles, dont le point de départ serait le désapprentissage des codes de la langue des pères. Mais on ne désapprend pas si facilement ; il peut y avoir des lenteurs et des obstacles. Chacun·e trouvera donc les guides les plus utiles à son désapprentissage.

Je m’efforce personnellement de désapprendre ces enseignements, ainsi que d’autres leçons dispensées par la société au sein de laquelle j’évolue. Surtout celles qui concernent les femmes  leur esprit, leur travail, leurs œuvres et leur être. Je suis lente au désapprentissage. Mais j’aime profondément mes désenseignantes : les féministes, qu’elles soient philosophes, écrivaines, conférencières, poètes, peintres, critiques ou amies […] ; je célèbre dès à présent les femmes qui, deux siècles durant, ont œuvré pour notre liberté, oui, les désenseignantes, les désinstructrices, les déconquérantes, les déguerrières, les femmes qui, non sans risque et en payant le prix fort, ont fait don de leur expérience en la présentant comme leur vérité à elles.  Ursula K. Le Guin

Comment Clizia a-t-elle pu comprendre la Petite école et traduire avec soin les multiples langues qui s’y parlent ? Une hypothèse parait plausible, que vous aurez certainement anticipée : elle n’a pas pu, pas su ou pas voulu y trouver de langue des pères, au sens de Le Guin, sans doute parce qu’un travail de désamorçage (de recherche désenseignante, au fond) avait déjà été impulsé. Clizia parle plusieurs langues, l’italien, le français, et d’autres encore. Avec les codes de la langue « paternelle » universitaire (sa langue académique), elle est en discussion depuis longtemps. Dans tous les textes que j’ai lus d’elle, ses résistances et son habileté lui ont permis des trouvailles, toujours surprenantes. Pour écrire l’Abécédaire, elle a renoncé à mobiliser une langue qui se serait seulement « appliquée » à son objet. Elle a transcrit et imaginé la langue qui se parle dans ce milieu, une langue qui écoute (ce qui est très rare, voire même impossible dans les termes de la langue paternelle, qui s’impose et produit du discours, des explications, de la connaissance assurée d’elle-même). Le français écrit de Clizia est parsemé d’idiomes italiens, auxquels on n’a pas eu envie de toucher trop ici, pour leur puissance poétique. Son écriture dévie, n’est pas straight. L’Abécédaire parle la langue des mères et des enfants.

4.

Très longtemps, pour parler d’éducation, les écrivains ont utilisé la métaphore du jardin. Il faut cultiver notre jardin, selon la formule du Candide de Voltaire qui visait l’exercice — par chacun·e — de ses talents. Or aujourd’hui, des voix alternatives s’élèvent de jardins moins « cultivés », qui nous forcent à plier un peu la métaphore. Prenons le « projet » du jardinier Eric Lenoir, auteur d’un joyeux Traité du jardin punk (Terre vivante, 2021). Considérant le désir de faire jardin, sans « mot d’ordre », il nous propose de suspendre nos réflexes de contrôle, pour expérimenter une voie plus anarchiste : n’en faites pas trop, ne surjouez pas l’effort d’entretien, ne vous gaspillez pas en zèle, laissez respirer vos milieux. Regardez longtemps avant d’organiser le jardin selon vos grilles attendues et vos goûts construits. Ce n’est pas évident. Miser sur une approche apaisée du jardin suppose de désapprendre la langue des tondeurs de pelouse, et plus largement celle de la contrainte (qui pèse à la fois sur le jardin et sur le jardinier). Ce concept de « jardin punk », Eric Lenoir ne l’a pas inventé, mais repéré. Il engage un travail de transformation de nos représentations liées au jardin, qui change durablement nos vues. Ce qui nous apparait « propre » ou « en ordre » (discipliné) dans un jardin est en réalité souvent le résultat d’opérations mutilantes. La discipline  y compris au jardin  est parfois une manière de se rassurer (ou de s’aider soi-même) pour celui qui l’exerce ou la fait exercer. Sans discipline aucune, on serait envahis de ronces. Mais le toilettage excessif appauvrit les jardins. L’idée serait plutôt de « reconsidérer le désordre » comme un espace d’hyper-vitalité où s'implantent toutes sortes d’espèces, et par conséquent de cohabitations. Sous prétexte de rationaliser, on agresse parfois les végétaux, supprimant une biodiversité pourtant fascinante.

5.

Suivre cette voie ne veut pas dire qu’on ne fait rien ou qu’on (se) laisser aller. Au minimum, le jardinier trace des chemins, en fauchant, pour que le jardin puisse être exploré par d’autres, donc vécu. Avant de se lancer dans un tracé, plutôt que d’adopter des solutions arbitraires, mieux vaut simplement observer les usages (et nous sommes rarement les seuls usagers de nos jardins) :

Aller « à peu près dans cette direction », « à peu près à cette période » doit être un principe. En laissant un peu de place au hasard, on lui offre la possibilité de nous surprendre d’une année sur l’autre, dévoilant parfois des espèces dissimulées jusqu’alors par manque de lumière ou concurrence déloyale. C’est aussi l’occasion de donner une dynamique toujours changeante au lieu, permettant ainsi de le redécouvrir selon la lumière, les floraisons, les perspectives. Le cheminement peut, par exemple, passer d’orchidée sauvage en orchidée sauvage pour en savourer la floraison.  Eric Lenoir

On passera beaucoup de temps à observer. On regardera  en analysant le biotope existant  ce qui pousse, ce qui ne pousse pas, ce qu’on veut encourager, et ce qu’on choisit d’enlever quand le risque d’affecter trop le développement d’autres espèces prend le dessus. Le chardon peut être éliminé, si les limites de la légalité l’imposent ou si la gestion en bonne entente des espaces collectifs le réclame. Mais on ne devrait pas perdre son énergie à maltraiter le végétal gratuitement. On n’est pas toujours obligé de déloger ou saccager la flore spontanée. Certains chardons font des montées en graine somptueuses, appréciées des oiseaux (dont le chardonneret). Être attentif veut dire se donner les moyens de laisser faire, de laisser venir, pour agir ensuite (en s’économisant, puisqu’il faut se protéger de l’effort convenu et seulement grégaire, mais toujours en admirant). La priorité laissée à l’existant, et la patience accordée à ce qui perce et trouve son espace propre, n’ont donc rien à voir avec l’abandon. Quand la discipline, l’ordre, et les exigences conséquentes sont suspendus, même provisoirement, une autre conception du soin peut apparaitre. Désapprendre devient ici encore un geste de recherche : temporiser nos réflexes, se demander pourquoi on reproduit certaines manières de faire, se retenir d’appliquer des codes sans les adapter aux milieux, faire pivoter nos représentations. On néglige parfois le fait que toutes les plantes n’ont pas besoin de supports ou de tuteurs, certaines peuvent buissonner sans être forcément taillées, d’autres pourront s’appuyer sur des murets ou des objets de récupération.

6.

L’enquête réalisée par Clizia s’assimile à une recherche vive. Elle s’est laissée guider par ce terrain, qui avait des demandes spécifiques. L’écriture qui écoute a déployé ses effets. Sans doute Clizia n’a-t-elle pas trouvé la manière définitive de fixer ce mouvement continu, cette plasticité déstabilisante des visées de la Petite école, sans que ce soit un échec pour autant. Elle aborde ce défi par petits morceaux, propose un Abécédaire, qui n’est manifestement pas un produit fini, mais une volée de micro-récits situés, une proposition grâce à laquelle elle a tenté de parler d’autres langues que la langue des pères. Construite de la sorte, la recherche est singulière. Modeste. Réalisée à tout petits pas d’approche, et à grandes enjambées parfois. Le style de l’Abécédaire mise sur la simplicité. Et l’émotion nous surprend dans ces passages très simples.

7.

Cette écriture très simple, sommaire en apparence, capture une inévitable violence, en même temps qu’une impressionnante tendresse. La violence n’est pas produite par les enfants directement (même si elle peut l’être, à l’occasion), mais elle s’est nouée à eux, du fait des vécus complexes qu’ils ont traversés et des cicatrices résiduelles. Cette violence, la Petite école ne fait pas semblant de la traiter avec distance (les dés-enseignant·es refusent la position de sauveurs). Mais la violence traverse le milieu, inévitablement. Bien sûr l’équipe a imaginé des opérations pour la neutraliser, la faire tourner ailleurs, l’expédier là où elle mériterait de s’exiler. La sensibilité de Clizia  qu’il a bien fallu assumer pour parler une langue maternelle  a fait d’elle une petite éponge. Elle en gardera quelques marques. Comment pouvait-elle composer avec cette expérience ? Sinon passer au milieu, et comme revenir de guerre. Vivre pendant plusieurs mois avec des revenu·es de guerre. Se prendre des chardons. Repartir. Non sans considérer la beauté de leur floraison.

8.

Il y a un chardon qui s’appelle Silybum marianum, ou Chardon-Marie. Il aime les lieux ensoleillés du pourtour méditéranéen. C’est une plante robuste, de grande taille, avec des feuilles pétiolées, en rosette, ou alors engainantes (sur le dessus), qui toutes sont nervurées et semblent maculées de lait. Le Chardon-Marie fleurit généralement au mois de mai. On pense qu’il peut chasser la mélancolie. On l’appelle aussi chardon argenté, artichaut sauvage, épine blanche, chardon de Notre-Dame. Le Silybum marianum doit son nom à une légende. En exil vers l’Égypte, quittant la terre où elle avait donné naissance, Marie aurait caché son enfant Jésus sous un bosquet de chardons pour lui donner le sein sans attirer l’attention des soldats d’Hérode, à la poursuite des premiers nés. Marie fit tomber quelques gouttes de lait sur les feuilles, leur offrant durablement leurs fameuses nervures blanches.

  • F. Deligny, « Paroles, geste, silence », Œuvres, éd. Sandra Alvarez de Toledo, Paris, L’Arachnéen, 2007, p. 705.
  • Ursula K. Le Guin, Danser au bord du monde. Mots, femmes, territoires, trad. Hélène Collon, Éditions de l’éclat, 2020, p. 178‑179.
  • Ursula K. Le Guin, Danser au bord du monde. Mots, femmes, territoires, trad. Hélène Collon, Éditions de l’éclat, 2020, p. 181.
  • Eric Lenoir, Le grand Traité du jardin punk, Mens, Terre vivante, 2021, p. 55.

A Accueil

Fati a 12 ans.

Elle vient du Sénégal. Elle rejoint son père, ses grandes sœurs et son grand frère à Bruxelles. Puisqu’il s’agit d’un regroupement familial, elle a des papiers belges. Elle a fréquenté l’école coranique au Sénégal mais jamais l’école belge. Elle parle peul, ne parle pas beaucoup le français et ne l’écrit pas. Puisqu’elle est officiellement Belge, elle ne rentre pas dans les critères des classes DASPA. Elle restera ainsi à la Petite école un an et demi avant d’intégrer une classe de première secondaire différenciée. En 2022, les enfants avec nationalité belge ayant séjourné 12 mois à l’étranger seront finalement éligibles pour les classes DASPA. Seule adolescente et seule fille de la classe pendant les premiers mois, elle noue avec moi une complicité secrète. À la fin de l’année, elle cuisine avec nous le Thiep bou dien, plat du Sénégal au poisson.

Youssef a 11 ans.

Il est Syrien de la communauté Dom. Il a été dans l’enseignement spécialisé pendant trois ans et a ensuite été inscrit à la Petite école. Il parle arabe et domari, parle et écrit un peu en français. Pendant la période d’essai à la Petite école, on remarque son besoin de calme, de stabilité et son angoisse dans les moments de confusion. Les plus petits tournent autour de lui comme autour d’un point de repère. On l’inscrit dans l’enseignement spécialisé.

Sultan a 8 ans.

Il revient de Syrie, où il a vécu de ses 2 ans à ses 8 ans avec sa mère, son frère et sa sœur, et rejoint son père à Bruxelles. Il traverse une période de grands changements. Il est pris en charge par une multitude d’intervenantes et intervenants, mais ne peut pas encore revoir sa mère. Il parle parfaitement français mais ne l’écrit pas. Il n’a jamais été à l’école et cela l’angoisse beaucoup. C’est un enfant très réflexif, qui crée des relations très fortes avec les adultes mais qui a du mal à trouver sa place dans les interactions avec ses pairs. Il aime arroser les plantes de la cour et prépare volontiers le goûter pour les autres enfants.

Khaled a 7 ans.

Il est Syrien de la communauté Dom. Il parle domari. Comme son petit-frère Mohamed, il a été orienté vers la Petite école par Christelle Dister du Service des Équipes mobiles de la Fédération Wallonie-Bruxelles. La fratrie est suivie par le service pour cause d’absentéisme scolaire. Khaled est très angoissé lorsqu’il doit quitter son père, qui restera à l’école avec nous pendant les premières semaines d’école. Après des mois de progressif apaisement, il fréquentera de manière de plus en plus discontinue la Petite école pour enfin ne plus venir.

Nora a 9 ans.

Elle est Marocaine, parle arabe et très bien français. Elle fréquente l’école pendant quelques mois et est envoyée à la Petite école par l’assistante sociale qui suit la famille. À son école, on dit qu’elle n’apprend pas. Elle semble présenter un retard développemental. Avec sa mère et ses frères, elle habite dans un centre d’urgence pour femmes ayant vécu des violences. Elle évite toute situation d’apprentissage scolaire, est très craintive et se réfugie dans des attitudes de bébé. Elle dessine magnifiquement. Elle fait des traductions de l’arabe au français pour les enfants, et a traduit aussi une fois pour une femme qui demandait des informations à Marie. Elle restera à la Petite école un an, pour ensuite intégrer l’enseignement spécialisé.

Ali a 13 ans.

Il est Syrien. Il parle arabe et domari. Il fréquente la Petite école de manière discontinue pendant trois ans. On lui a fait passer un test parce qu’on pensait qu’il avait un retard mental. On s’aperçoit qu’il est partiellement sourd. Il est réservé et cache son corps en dessous de gants, de vestes, de bonnets, de masques chirurgicaux. Être avec les autres le fatigue. Il aime travailler le bois et a un fin esprit blagueur. La Petite école l’inscrit à l’IRSA, l’Institut Royal pour Sourds et Aveugles situé à Uccle : la direction a accepté qu’il commence avec un horaire allégé.

Abdel a 38 ans.

Il est le papa de Mustafa et Sayyid qui sont passés à la Petite école. Il est syrien Dom. Il est arrivé en Belgique en 2015. Il aide Marie et Juliette à comprendre la communauté Dom. Il leur explique leur rapport à la mendicité, par exemple. Il demande parfois de l’aide en français avec des papiers de la commune ou de l’école. Il passe régulièrement dire bonjour et échanger des nouvelles.

Corentin a 38 ans.

Il est Belge bruxellois, parle français, anglais, néerlandais et italien. Enfant, il n’aime pas l’école, brosse ses cours de solfège puis ses classes de deuxième. Il étudie la philosophie, les sciences politiques et l’urbanisme pour ensuite se former comme instituteur. Il s’engage dans le projet de la Petite école en 2019 et collabore de plus en plus étroitement avec les écoles partenaires qui accueillent les enfants de la Petite école.

Zineb a 46 ans.

Elle est Marocaine et vit en Belgique avec sa famille. Elle parle arabe et français. Elle est éducatrice. Elle commence par faire le ménage et organiser les événements à la Petite école, puis anime les ateliers cuisine avec les enfants et l’atelier gestes avec Sophie. Elle est aussi médiatrice et traductrice auprès des enfants et des familles arabophones. Pendant qu’elle fait la cuisine, elle chante. Beaucoup d’enfants trouvent refuge dans ses bras.

Alexis a 42 ans.

Il est Français. Il a toujours travaillé. Il a étudié la sculpture aux Beaux-Arts, a organisé des formations pour les adultes et les jeunes adultes et est devenu artisan ébéniste. Il a construit tous les meubles de l’atelier bois. Avec Corentin, il répare les objets cassés et invente des solutions aux problèmes pratiques de la Petite école.

Maya a 29 ans.

Elle est Française. Elle fait de la céramique à la Petite école et, depuis la naissance de Louison en juin, elle est en congé de maternité. Elle est artiste et céramiste. Avant de connaître la Petite école, elle cherchait une manière de faire une place dans son travail à l’engagement politique et sociétal. Elle est très sensible aux injustices. Elle a dessiné aux aquarelles japonaises les fiches qui illustrent les différents moments de la journée.

Camille a 30 ans.

Elle est Belge. Elle remplace Maya à l’atelier céramique. Elle a plongé dans la vie de l’école comme tout le monde au début, sans savoir ce que ça allait donner. Elle fait du modelage avec les enfants. Ensemble les enfants ont réalisé des poulets, des chocolats, des fraises et des pastèques en céramique, qui décorent maintenant le mur de la cuisine.

J’ai 26 ans.

Je suis Italienne. J’ai une carte d’identité belge E valable pour 5 ans, renouvelable. J’ai étudié la philosophie à Bologne, puis à Liège. Je lis de l’anthropologie, de la littérature transféministe, écologiste, anarchiste. J’écoute ma grand-mère parler de la psychomotricité dans le handicap, mon père de l’antipsychiatrie en Italie, ma mère de son travail d’enseignante. La Petite école m’offre mon premier contrat de travail. Je parcours le blog en ligne en octobre 2020 et j’aime ce que je lis. Je rencontre Marie et Corentin au 139 Boulevard du Midi pour discuter du projet de recherche de la Petite école. Ils parlent longtemps. Je participe à la vie de la Petite école pendant un an et je donne des ateliers improvisés de temps en temps. Là, j’écris.

Nous n’avons pas grand-chose en commun. Nous ne pensons pas dans la même langue. Nous avons grandi en regardant des paysages différents. Nous n’avons pas eu les mêmes opportunités d’épanouissement. Nous n’utilisons pas les mêmes ustensiles à table. Nous n’avons pas le même passé. Nous ne rêvons pas du même futur.

Nous avons beaucoup en commun. Nous sommes impréparés face à ce qu’on vit là, maintenant. Nous sommes maladroits, nous devons improviser. Nous apprenons tous les jours comment s’y prendre, comment regarder, comment dire. Nous testons des théories, des stratégies. Nous racontons des histoires qui parfois sont vraies. Nous cherchons à faire réseau avec d’autres personnes. Nous apprenons à jouer ensemble. Nous apprenons à nous aider.

Nous cherchons comment composer avec ce que nous sommes, avec ce que nous ne sommes pas (encore, et peut-être jamais), avec ce que nous voulons, avec ce qu’on nous veut, avec ce qu’on peut et ce qu’on ne peut pas. Nous cherchons à faire toile de tous ces fils, à faire gâteau de tous ces ingrédients, à faire groupe de tous ces individus, à faire une danse de tous ces gestes.

À faire école ?

Nous ne sommes pas sûres de bien faire école, nous ne sommes pas non plus sûres de faire école tout court. Nous ne sommes pas sûres.

La plupart du temps, on aime ce qu’on fait. Parfois c’est dur, parfois c’est confrontant. Souvent les rôles s’inversent, les limites se brouillent. Mais on aime, la plupart du temps. Parfois on rigole comme pas possible et on s’émeut à devoir retenir les larmes. On apprend plein de choses sur soi, sur les autres, sur son propre pays et sur le monde. Des envies naissent, des malaises se manifestent, certains freins lâchent. Parfois on n’apprend rien et on est juste ensemble.

Personne n’a besoin de la Petite école, au sens où elle n’est pas nécessaire, au sens où elle ne découle pas d’un enchaînement logique lié aux étapes de l’accueil d’enfants étrangers et étrangères à Bruxelles, au sens où on peut sans doute s’en passer, au sens où il y a plein d’enfants comme Fati, Ali et Ileana qui, effectivement, s’en passent. Peut-être que Youssef aurait été mieux dans une autre institution, peut-être que Ali aurait pu aller à l’école plus tôt, peut-être que Mohamed et Khaled se débrouilleront très bien, peut-être que Sultan aurait quand même mobilisé ses ressources sans l’année passée à la Petite école. Peut-être que Corentin aurait pu travailler ailleurs et que Marie aurait pu se lancer dans un autre projet pédagogique.

Mais. Étant donné qu’il y avait des enfants sans école dans le parc de la Rosée en 2015. Étant donné que la famille Ba habite dans le quartier. Étant donné que Amina peut amener Nora à l’école un peu en retard sans craindre des sanctions. Étant donné que les raisons de quitter son pays d’origine continuent d’abonder. Étant donnés le changement climatique et la précarité. Étant donnée la Petite école des devoirs tous les mercredis après-midi pour les enfants qui ont envie de revenir. Étant donnés les donateurs et donatrices qui continuent de supporter ce projet. Étant donnés tous les mercis émus qu’on s’échange, tous les yeux d’enfants écarquillés de merveille, toutes les mains serrées.

Continuer ?

La Petite école est un lieu d’accueil et de réflexion autour de l’accueil dans toutes ses formes, ses enjeux, ses limites et ses possibles.

La Petite école est une invitation. Une tentative d’accompagner des chemins qui se tracent d’eux-mêmes, d’aider des enfants qui savent s’aider d’eux et d’elles-mêmes. De former des adultes qui pourraient se former autrement. Une tentative de proposer une manière de faire école sans faire à la place de l’école. Une tentative de ne pas étiqueter, de ne pas imposer, de ne pas forcer, de ne pas dégoûter. Une tentative d’accéder avec curiosité, avec envie, avec courage au monde de l’enseignement obligatoire belge.

La Petite école est une astucieuse conspiration pour que des enfants et des adultes passent un an à travailler dans le plaisir et la joie. C’est une cachette dans laquelle on peut se poser, le temps de souffler, le temps de se demander,

Je vais bien ?
Oui ? Non ? ,

le temps de reprendre les forces pour passer à autre chose.

  • Le Dispositif d’Accueil et de Scolarisation des élèves Primo-arrivants et Assimilés est « une structure d’enseignement visant l’accueil, la scolarisation et l’intégration des élèves primo‑arrivants et assimilés dans l’enseignement ordinaire » (voir la recherche participative Quel(s) parcours scolaire(s) pour les enfants migrants infra‑scolarisés en fédération Wallonie-Bruxelles ? Publiée en 2022 par La Coordination des ONG pour les Droits de l’Enfant, p. 26).
  • Les Doms sont un peuple semi-nomade d’origine indo-aryen. Ils vivent au Moyen‑Orient, entre la Palestine, la Syrie, le Liban, la Jordanie, Israël et l’Égypte. La guerre en Syrie dès 2011 pousse les Doms à s’expatrier en Europe et à s’installer notamment en Belgique. Ils et elles parlent le domari, une langue indo‑européenne de tradition orale.
  • Le Service des Équipes mobiles de la Fédération Wallonie-Bruxelles est un dispositif de prévention du décrochage et de la violence en milieu scolaire. Le service intervient en cas d’absentéisme, de décrochage scolaire, ou de situation de crise dans l’école.
  • Marie Pierrard et Juliette Pirlet sont enseignantes et convaincues de l’importance de la recherche continue en milieu éducatif. Elles rencontrent des enfants et des familles Doms syriennes dans le Parc de la Rosée et s’activent pour leur offrir un espace d’accueil et de scolarisation en douceur. Après l’expérience de l’école éphémère organisée dans le Parc de la Rosée l’été 2015, Marie et Juliette fondent la Petite école en février 2016.

B c’est Beau

Amadou s’ausculte avec un stéthoscope. Madame Marie !! C’est la musique ! Et il danse en écoutant le battement de son cœur.

Je ne me rappelle plus comment j’en suis venue à appeler mon atelier « imaginaire ». Toute petite, j’étais inquiète de mon imaginaire, j’étais attentive au monde, je cherchais des images et je les combinais ensemble.

L’esthétique de la Petite école est une manière d’accueillir les enfants. Dans l’atelier, je mets à disposition des objets pour que les enfants puissent se les approprier et les détourner. Il y a à mes yeux un rapport entre ces détournements d’images et l’aventure (c’est chez Walter Benjamin que j’ai lu cela). L’enjeu est pour moi de leur permettre de partir vers de nouvelles aventures avec ce qu’ils ou elles trouvent à l’atelier. Il s’agit de leur donner la possibilité d’être attirés par les choses, d’aller vers elles, de leur initiative, d’avoir du plaisir à chercher.

Amadou était attiré par le hibou empaillé au-dessus des étagères. Pour Aliou, c’était la matriochka.

Il ne s’agit pas de leur présenter l’objet de face, mais plutôt de laisser l’objet attirer l’attention des enfants, puis de jouer avec. De permettre qu’un lien imprévu entre l’objet et l’enfant se crée.

Walter Benjamin dit que le collectionneur fait revivre les objets anciens, il leur permet de ressurgir du passé pour devenir autre chose. Il y a une collection d’images et d’objets d’enfance dans mon atelier, je les expose pour que les enfants de la Petite école puissent se les approprier.

Et moi, quand j’assiste à un de ces moments, où la rencontre d’un enfant et d’une chose fait événement, je suis émue. Je tiens beaucoup à ces moments, c’est l’émerveillement face à un enfant qui crée quelque chose... une relation particulière à la chose, qui se fait sous mes yeux.

Il y a un artiste que j’aime, Giorgio Griffa, il parle de son processus de création comme d’une « mise en présence ». Dans ses tableaux, il essaie de créer les conditions pour qu’une mise en présence du monde se produise pour celle qui regarde. L’attention qui papillonne et finalement se fixe, la progressive éclosion des formes et des couleurs, la sensation émerveillée de simplement être là, face à un tableau.

Et tu vois, ces moments magiques qu’on raconte dans le blog et qu’on garde dans son cœur sont pour moi comme des expériences de « mise en présence » : je sens que j’assiste à l’événement de la rencontre d’un enfant et d’une chose, et de la danse que cela génère. La mise en présence de l’enfant à une partie du monde, et ma mise en présence face à ce moment. « Magique », on l’appelle.

L’émerveillement que j’éprouve à la Petite école est pour moi le fait d’être mise en présence d’un réel qui se déploie, un réel en train de se faire.

Tu te rappelles de cette phrase de Malaguzzi ? « Souvent ceux et celles qui viennent nous visiter regardent nos enfants qui jouent, enquêtent et agissent, et nous demandent quels sortilèges nous avons fait : nous leur répondons que leur émerveillement est pareil que le nôtre ».

Ce qui est très fort à la Petite école est que l’émerveillement est une expérience que tout le monde peut éprouver. Les enfants, les adultes, on est toutes et tous susceptibles de se retrouver scotchées, touchés par ce qui vient de se passer. Nous ne savons pas vraiment quoi faire de ces moments, parce qu’il n’y a rien à faire avec, ils sont là pour rien. Ils ne signifient rien d’autre que ce qu’ils disent déjà, une adulte touchée par un enfant touché par cet objet sur l’étagère, ou une enfant touchée par le geste d’un adulte. Waw Madame !... Ces moments sont juste là, touchants, sensibles. Nous nous les racontons, nous les transcrivons dans le blog pour prolonger leur existence, pour rester avec un peu plus longtemps.

Pour moi, l’émerveillement est ce qui porte le projet dans la durée. Ce sont des enfants preneurs de tout, pour qui l’école est encore un lieu magique, inexploré, plein de surprises. J’ai envie de leur permettre d’aller à la rencontre de l’école avec cette étincelle dans les yeux.

Je sais que je reviens à ces moments magiques dans les périodes les plus chargées, où la routine nous absorbe et on se retrouve à « garder » la classe, à s’énerver facilement, à supporter...

C’est là qu’il faut qu’on fasse les choses autrement, parce que si je ne suis pas en état d’être émerveillée par les enfants, je ne suis pas capable de les émerveiller non plus.

Nous ne pouvons pas fonctionner avec la coercition, il faut qu’on puisse amener les enfants à s’intéresser par eux-mêmes, à se connecter à leur désir et à leur curiosité sans forcer. Cela en amont de l’entrée dans les apprentissages. Il y a des conditions de possibilité à assurer avant que cela puisse se produire, qu’ils puissent aller à l’école sereinement. Le sentiment de sécurité, la confiance en soi, celle accordée aux adultes, la familiarisation avec des nouveaux modes de faire, avec une nouvelle langue...

La Petite école tisse un réseau d’échanges implicites et d’expériences en commun qui permet aux enfants de se poser et de commencer à promener leur regard sur les choses, jusqu’à ce que l’envie d’aller vers l’école naisse.

C’est une pédagogie de l’émerveillement.

  • L’atelier imaginaire est animé par Marie Pierrard. Il se déroule le matin dans l’« arrière-boutique » de la Petite école : des tables, des crayons, de la peinture, des objets curieux exposés sur les étagères, des images d’art affichées aux murs.
  • Loris Malaguzzi est un pédagogue et enseignant italien. Il contribue à la création des premières crèches publiques d’Italie et à l’élaboration d’une pédagogie innovante. La conviction que les enfants sont des êtres déjà compétents et habiles et qu’ils sont déjà partie de la communauté politique fait de la pédagogie Malaguzzi une pédagogie active, multidisciplinaire, ouverte sur le monde « dehors » et portée sur le développement des capacités créatives et sociales des enfants. Mais aussi, Malaguzzi donne une place importante à l'esthétique dans sa pensée pédagogique. La vibration esthétique éprouvée face à ce qui est beau jouerait un rôle important dans l’ouverture des enfants aux apprentissages, et plus généralement dans leur disponibilité à apprendre. Voir C. Edwards, L. Gandini et G. Forman, I cento linguaggi dei bambini. L’approccio di Reggio Emilia all’educazione dell’infanzia, Spaggiari, 2017 ; R. Baldini, I. Cavallini, V. Vecchi, Una città, tanti bambini. Memorie di una storia presente, Reggio Children, 2010.
  • Loris Malaguzzi, I cento linguaggi dei bambini, p. 98.
  • Marie Pierrard.

C Cause commune

Il n’est pas question de critiquer le système, ni d’inventer une alternative à l’école. Il s’agit d’en habiter au mieux les marges, de composer avec les possibles en attendant, peut-être, que d’autres voies s’ouvrent.

Il s’agit de se rendre disponible à la rencontre de besoins et de modes d’être inconnus ou mal connus. De se faire modeste. Se faire apprenti. Se faire petite. D’apprendre à enseigner sans maîtriser.

Il s’agit d’inviter sans imposer ; d’intéresser sans obliger. De laisser les choses venir d’elles-mêmes. Et tant pis si elles tardent à venir.

De « se rendre mutuellement capables de quelque chose de nouveau »,
de « s’amener ensemble
autre
part ».
Il s’agit de faire cause commune. Pour le droit à une scolarisation sereine. À l’accueil inconditionnel. À apprendre autrement, à enseigner dans la joie. À donner plus que ce qui est « nécessaire ». Pour le droit à l’échec et le droit à la réussite. Le droit d’hésiter et de changer de direction. Faire cause commune est faire monde ensemble.

Il s’agit de voir avec les mains.

De dire sans interpréter.

D’observer sans comprendre.

De jouer sans apprendre.

Il s’agit de faire réseau, toile, tricot, broderie. De tendre des mains et des fils à linge.

Il s’agit d’une pédagogie de l’eau, du sable, des plantes, de la terre. Une pédagogie des vaches, des poissons et des hiboux. °-°

  • Marie Pierrard.

D Désapprendre

Je m’établis sur la montagne et tout alla bien jusqu’au moment où mon père me confia les arbres abondamment chargés du verger. Il avait déjà taillé les arbres « en forme de verre à saké » pour qu’on puisse facilement récolter les fruits. Quand je les laissai à l’abandon dans cet état, le résultat fut que les branches s’entremêlèrent, les insectes attaquèrent les arbres et le verger entier dépérit en moins de rien. Ma conviction était que les récoltes poussent d’elles-mêmes et qu’on n’a pas à les faire pousser. J’avais agi persuadé qu’on devrait laisser chaque chose prendre son cours naturel, mais j’ai remarqué que si vous appliquez cette façon de penser d’un seul coup, les choses ne tardent pas à aller mal. C’est de l’abandon, non de « l’agriculture sauvage ».

Je me souviens qu’au début, j’avais envie que les enfants fassent bien, j’avais envie qu’ils fassent... donc je les aidais beaucoup et puis j’ai dû petit à petit lâcher, me dire que si en fait il n’a rien fait de la journée ce n’est pas grave. Il y a un objectif que tu te donnes, mais il y a plein de choses qui peuvent se passer entre, ce n’est pas tant le résultat qui compte.

J’ai dû lâcher mes objectifs, ça ne fonctionnait pas, ni pour les enfants ni pour moi. C’est beaucoup plus fatiguant, tu as l’impression d’être dans l’échec si tu cherches à tout prix à les tenir sur un truc.

À ce moment, l’atelier n’était pas du tout ce qu’il est maintenant, on a dû tout construire, il n’y avait pas de table, pas d’étagère... Mettre en place les ateliers a pris du temps. Au début, je mettais tout le matériel à disposition et puis je me suis rendue compte que ça ne marchait pas. Je me suis rendue compte que faire une boîte en céramique en début d’année, ce n’était pas possible. En fait, il fallait tout adapter.

Le seau d’eau qui traîne sur la table, il y a des enfants pour lesquels c’est beaucoup plus attractif et beaucoup plus intéressant que de faire une plaque de terre.

Et aussi laveravec une éponge,

plonger les mains dans l’eau chaude...

Ce qui m’intéresse ici, c’est l’exercice d’adapter la céramique et la terre aux enfants. Je viens avec mes gros sabots, « qu’est-ce que la céramique ? », « qu’est-ce qu’on fait avec la terre ? ». Ici, je fais des ateliers qui sortent des codes dont j’ai l’habitude. Travailler avec la terre liquide et la terre sèche par exemple. Je sens qu’il y a plein de choses à tenter, mais que les barrières dans ma tête et dans ma formation me l’empêchent souvent.

L’année dernière, on a fait du modelage libre avec une énorme quantité de terre. Hassan et Ali étaient comme des fous, faisaient des trous, des tunnels, des puits pour récupérer l’eau. Ils étaient dans l’action, dans le « manier » plus que dans la création d’un objet. Je me disais qu’il faudrait travailler avec l’eau, avoir peut-être un bac à terre liquide, pour qu’ils puissent jouer comme dans le bac à sable de l’espace jeu.

Je me suis souvent interrogée sur le soin, sur la volonté de faire bien. Au début je leur demandais beaucoup, j’insistais sur le fait que ça soit bien, propre... Maintenant je leur demande quand je sens qu’ils en sont capables. Je trouve que c’est une attention que tu ne peux demander qu’à un certain moment. Quand je sens ça, je peux alors leur montrer comment lisser les bords, en plongeant une éponge dans l’eau et en caressant la terre... ils y vont tout seuls. (Je me demande s’il y a dans la terre un truc hypnotique quand même). Ça leur prend du temps de comprendre que nous, on porte de l’attention au travail soigné.

Avec Amadou, je le laisse, il est assez peu soigné chez moi, c’est-à-dire que lui, il est soigné, mais le résultat n’est pas soigné, on n’a pas la même esthétique. Mais je sais qu’il a soigné, que pour lui il s’est appliqué.

J’aime le fait qu’ici, les enfants gardent le plus longtemps possible leur envie de ne faire que des ronds noirs ou des vaches. De travailler sur ce qu’ils aiment. Ils gardent leur idée. Au début, je pensais qu’on me demandait d’apprendre comme à l’école, et j’ai dû désapprendre ça pour les laisser faire.

Avant, je ne savais pas où mettre les limites pour ces enfants, je me disais qu’il fallait bien en mettre quelque part ! En fait, pour chaque enfant c’est différent, et au bout d’un moment, ils se les mettent tous seuls.

Ici, j’ai désappris plein de choses.

  • Masanobu Fukunoka, La révolution d’un seul brin de paille, p. 42.
  • Maya Berezowska.

E Équivoques

Un matin, un papa met une baffe à son enfant qui refuse de répondre « bonjour » à Alexis. Gêné par le manque de respect de son fils ? Soucieux de bien faire face à l’enseignant ? Ils sont sur le seuil de la porte d’entrée et Alexis dit : ce n’est pas grave, Monsieur, ici il peut ne pas nous dire bonjour. Il le fera quand il sera prêt.

« Même une gifle est une création éducative ».

Il y a équivoque quand des êtres s’engagent dans un échange ou une action partagée tout en ne lui donnant pas le même sens. Quelque chose cloche, ne circule pas d’un extrême à l’autre. Les parties s’arrêtent au seuil de l’entente mutuelle.

L’école est au centre des équivoques entre adultes, enfants et familles à la Petite école. Pour certaines familles, l’école recouvre le rôle d’une garderie, c’est-à-dire d’un lieu où on peut déposer ses enfants le cœur léger, auquel on fait assez confiance pour prendre soin d’eux, mais pas plus. Les enfants pourront éventuellement s’amuser, faire des activités et même apprendre, mais ce qui compte, c’est surtout la garde de l’enfant.

Pour d’autres, l’école est le lieu qui cristallise tous les espoirs d’élévation sociale, de réussite pour les enfants, qui donne du sens au projet migratoire. À l’école, on travaille, et notamment on apprend à lire et écrire. Souvent, il y a perplexité et déception dans le regard et les paroles des parents qui apprennent ce que leurs enfants font toute la journée à la Petite école. Après toute cette route faite, tous ces sacrifices.... « C’est pas une vraie école, Madame... ». Et puisque l’école est un lieu où beaucoup du futur de l’enfant se joue, elle est pensée comme un lieu confrontant : il faut travailler et pas s’amuser.

Pour d’autres familles encore, l’école n’est pas un lieu de projection d’attentes et de désir, mais plutôt un lieu d’obligation, où s’exerce un certain contrôle sur la famille : l’école demande des papiers, contrôle la régularité de l’enfant, et peut faire appel à la police. Souvent, l’école amène des transgressions de valeurs et de pratiques auxquelles l’enfant et la famille étaient habitués. On ne porte pas de voile à l’école primaire et secondaire ; filles et garçons sont mélangés. Mais aussi, on ne mange pas avec les mains, on ne sort pas de la classe sans demander, on ne prend pas des initiatives sans la permission de l’enseignante... Avant même de connaître ce qui s’y fait, les parents font expérience de l’école comme d’un lieu susceptible d’affecter la vie à la maison. La méfiance est alors de mise : les parents feront en sorte de partager le moins d’informations possible.

En tant qu’école, la Petite école fait elle aussi l’objet d’appréhensions et d’équivoques. C’est en connaissance de cause qu’un dispositif très simple a été pensé pour cadrer les premiers contacts entre famille et école. Il y a un rendez-vous pour visiter l’école avec l’enfant. Il y a un papier d’inscription à compléter avec les données que la famille voudra partager sur l’enfant. Il y a un horaire pour l’amener à l’école, entre 8h15 et 8h45, et une heure pour venir le chercher, à midi ou à 15h00. Il y a un numéro de téléphone à donner pour contacter les parents en cas d’urgence. Même si au début il n’y a pas d’entente quant au type de travail que les enfants entreprendront à la Petite école et quant aux objectifs éducatifs, il doit y avoir un accord sur le fonctionnement général.

À partir de ce cadre minimal se ficelle au fil des jours un temps commun avec l’enfant et sa famille. Se multiplient ainsi les sourires, les échanges sur le pas de la porte. On prend le temps de regarder autour, d’observer les autres enfants et les dessins affichés au mur. On échange quelques phrases sur le temps et sur la vie avant de se serrer la main. On ose rester prendre un café. On trouve le courage de demander une information pour des papiers à la commune. Un jour, on demande : qu’est-ce qu’elle a fait aujourd’hui à l’école ? Sait-il lire et écrire ? On essaie de rassurer les parents : ce n’est pas pour tout de suite, il y arrivera, à lire et à écrire... elle a besoin de jouer maintenant, il a besoin de se sentir en sécurité et d’être rassuré avant d’apprendre.

Il est difficile de se comprendre, et de faire confiance à ces étrangers qui peuvent sembler perdre du temps avec son enfant. Au bout de deux semaines de Petite école, une maman avait trouvé une autre école pour sa fille... on l’a convaincue de lui laisser un peu de temps, la Petite école semblait lui faire du bien.

Ce que les parents pensent de la Petite école reste parfois un mystère : la famille Ba a inscrit à la Petite école cinq de ses enfants. La tranquillité avec laquelle le papa les laisse Boulevard du Midi, sans poser de questions, écoutant poliment le programme de l’année et donnant son accord à toutes les sorties a de quoi étonner. La barrière de la langue mais aussi des coutumes dans l’éducation de ces enfants, qui au Sénégal étaient très autonomes, n’y sont pas pour rien. Peut-être qu’avec son travail de nuit, dans le petit espace d’un appartement en pleine ville, le sens de la Petite école est surtout d’alléger l’emploi du temps familial. Peut-être au contraire que c’est grâce à la confiance qu’on a construite au fil des années qu’il dépose si sereinement ses enfants à la Petite école. Ce qui est certain, c’est que ses enfants seront là, tous les jours, à 8h15.

Les enfants arrivent aussi avec des images et des idées sur l’école. Corentin est le premier à y avoir affaire : son atelier est celui qui apparaît le plus comme une classe d’école. Il y a un tableau noir au centre du mur, et en face, des bancs d’école et des chaises. Corentin range en dessous du tableau : des crayons (gris, colorés, fins, épais), des gommes, des craies, des lattes, des feuilles, des colles, des ciseaux, des cahiers, des trombones, des livres illustrés. Corentin se présente toujours comme l’instituteur de la Petite école. Ainsi, bien avant de savoir ce qui se fait dans l’atelier classe, les enfants sentent que quelque chose de particulièrement délicat s’y joue. Les nouveaux et nouvelles arrivés évitent dans un premier temps de choisir la classe, pour aller dans l’espace imaginaire de Marie, dans les ateliers terre et bois, ou dans l’espace de jeu libre. Pourtant, on ne fait que tourner autour. Depuis l’espace jeu, les enfants guettent ce qu’il se passe dans l’atelier classe. Le dos tourné aux compagnons assis aux bureaux, ils et elles suivent néanmoins le flux de paroles et de bruits qui viennent de là-bas. Des « Corentin !! » interrompent la classe, pour demander de l’aide ou pour voir si oui ou non Corentin viendra encore une fois auprès d’eux. C’est Corentin qui se déplace de la classe à l’espace jeu. Ce sont les autres enfants assis en classe qui l’attendent. On prend du courage : le cap est maintenant d’oser entrer en classe, interagir directement, commenter ce qui s’y fait face à tout le monde. Ou bien accoster un des élèves et le distraire. Plus risqué encore : piquer une place libre et faire ce que Corentin demande. « C’est facile !! » disent les enfants, en partant pour rejoindre à nouveau les jouets de l’espace à côté.

Que fait-on en classe ? Assurément, on se « familiarise avec les codes scolaires », c’est-à-dire avec l’ensemble de gestes, outils, activités, consignes et interdictions qui règlent la vie de la classe à l’école. Par exemple, on apprend à découper une feuille pour qu’elle rentre dans la page d’un cahier, à ouvrir la colle en tournant le bouchon et à l’appliquer (doucement) sur les bords de la feuille (et pas directement sur le cahier, pour ne pas risquer de coller hors les bords). Ou bien, on apprend à attendre son tour pour parler (malgré l’envie terrible de dire tout de suite quand on sait !), on apprend à être écouté par un groupe d’enfants lorsqu’on parle, à soutenir leurs regards, à vaincre la timidité et peut-être à y prendre du plaisir. On apprend à rester assis longtemps malgré les pieds qui fourmillent d’envie de bouger.

Mais en classe on se confronte surtout à tout ce qu’on attend et fantasme sur l’école : un lieu difficile, où se jouent des enjeux stratégiques pour le futur, où on a affaire à des enfants francophones qui baignent dans la culture scolaire. Les premiers contacts avec ce monde sont souvent des moments de grande vulnérabilité. Les enfants ont très envie d’apprendre et sont en demande d’école, c’est-à-dire en demande de réussir, de se montrer capables et d’être à la hauteur des attentes familiales, alors que leur situation psychologique et leurs capacités effectives ne les rendent pas encore disponibles pour entrer dans les apprentissages formels et intégrer d’un coup le fonctionnement scolaire.

Espace de médiation par excellence, la classe accueille ces fantasmes qui tournent autour des rôles des adultes et des enfants, autour des activités, des compétences, de réussir et d’échouer. Bien avant d’être là pour confronter les enfants aux enjeux de la scolarité et de l’apprentissage formel, Corentin fait le médiateur entre les enfants et leurs propres imaginaires, afin qu’ils et elles puissent progressivement ajuster leurs attentes à leurs capacités, les images à la réalité, pour commencer aussi à s’imaginer capables. Pour éviter que la pression ne soit paralysante, pour éviter de confronter les enfants d’un coup à trop de nouveautés et trop de défis, pour éviter de créer des expériences d’échec qui risquent de dégoûter les enfants de l’école. L’atelier classe travaille à rendre habitable cet entre-deux périscolaire, pour commencer à devenir ce qu’on n’est pas encore, pour s’encapaciter au fur et à mesure.

Être en classe a été très dur pour Sultan. Les premiers mois, il ne choisissait que les autres ateliers, ce qui était important pour lui était d’abord le groupe avec lequel il allait travailler. Mais surtout, la classe le confrontait de manière trop violente à ce qu’il ne savait pas (encore) : lire, écrire, compter sans les doigts… À huit ans, il n’avait pas encore eu l’occasion de développer ces compétences scolaires, mais il était assez sensible pour comprendre ce qu’on attendait d’un enfant de son âge. Pendant l’année passée à la Petite école, les allers-retours entre les ateliers et la classe ont été nombreux : un cheminement fait de détours pour arriver à apprivoiser les espaces, les objets et les rythmes de l’école sans se laisser bloquer par l’angoisse de ne pas y arriver. Et c’est Sultan qui, une fois assis en classe, demandait à Corentin de faire « des vrais trucs d’école », des trucs difficiles, non pas ces jeux d’enfants. Il flairait l’arnaque lorsqu’il arrivait à faire ce qu’on lui demandait. Peut-être pensait-il que s’il ne bloquait pas, ce n’était pas la vraie école. Il était aussi méfiant vis-à-vis de nos encouragements. Il ne nous croyait pas quand on disait : c’est magnifique ce que tu fais ; c’est bien. Mais c’est Sultan qui, une semaine avant de partir à la grande école, a réalisé tout seul un herbier pour sa grand-mère, avec beaucoup de concentration, en manifestant sa satisfaction pour son œuvre.

Le travail de la Petite école, et spécialement celui de Corentin dans l’atelier classe, se situe dans cet entre-deux : faire vivre aux enfants une expérience d’école, vraie bien que petite, en tournant autour de l’imaginaire de l’école à venir. L’enjeu est de rendre l’école possible pour ces enfants, mais cela se traduit souvent en ceci : ménager leurs attentes pendant qu’ils et elles prennent le temps d’effectivement se familiariser avec la vie de l’école.

La Petite école investit les équivoques autour de l’école en tant qu’espace de rencontre. Équivoquer, s’équivoquer n’empêche pas le « faire ensemble ». Au contraire, ça le permet. Même si on ne veut pas dire la même chose lorsqu’on parle d’école, de discipline, d’enfants et de famille, on se retrouve tout de même là, ensemble, s’autorisant un travail expérimental autour de l’école, en cherchant à se comprendre et à s’intéresser mutuellement. À partir des différentes images d’école et des attentes qu’elle concentre, il devient possible de fabriquer à cette institution un sens « commun » et partagé. Pour accompagner la famille et l’enfant dans un processus de familiarisation à l’école,donner du sens à la pratique culturelle de l’obligation scolaire, pour que cette institution soit investie comme un espace de croissance et pour qu’elle devienne un lieu de vie et de réalisation à côté d’autres dimensions de la vie familiale.

Mais que se passe-t-il lorsque les parents ne sont pas en accord sur le sens même de l’école  son sens de manière globale, sa place dans le développement des enfants et dans leur éducation  plus même que sur les pratiques qui s’y déroulent ? Dans ces conditions, comment définir un espace pédagogique autre et comment le définir avec ou du moins en tenant compte des parents ?

Peut-être que l’une des clés principales réside précisément dans la manière de trouver un ou deux ponts, de trouver une manière de coexister sur le plan de l’éducation en sachant que, de fait, il y a des pensées étrangères l’une à l’autre. Or, en trouvant des clés, on permet peut-être à l’enfant de trouver des pistes pour s’accommoder des deux mondes. Comment aider Youssef à vivre dans ces deux mondes ? Comment ne pas le mettre à mal dans son monde, en ne nous empêchant pas d’en offrir un nous-mêmes, que l’on peut construire selon nos principes ? Le couloir, la salle d’attente, la cuisine, ... c’est le lieu de la rencontre qui est le plus complexe à construire. Ou le lieu qui n’empêche pas la rencontre .

  • Jean-Claude Métraux.
  • Corentin Lorand.

F Fabulations spécultatives

Je suis donc en quête d’histoires vraies qui soient à la fois des fabulations spéculatives et des spéculations réalistes.

Il arrive souvent qu’on ne comprenne pas ce qui se passe chez les enfants à la Petite école. Aliou par exemple. Il est arrivé à la Petite école depuis quelques mois, et il est toujours assez agité, crie volontiers, ses gestes sont brusques, des objets se cassent et des enfants protestent, son corps se cogne aux murs et aux choses. Écouter les adultes reste compliqué quand ses mains ont si envie de faire par elles-mêmes. On se fatigue à le contenir, à répéter les consignes et les règles. On s’interroge sur ses comportements, chacun partage avec les autres des observations et des réflexions. « Il cherche à faire entrer un monde énorme dans le petit espace de la Petite école. Au Sénégal, ils devaient jouer à l’extérieur, s’appeler de loin... » dit Sophie pendant une réunion.

J’imagine Aliou qui appelle Amadou du bout d’une rue qui est leur terrain de jeu. La maison en bois qu’il a construit dans l’atelier d’Alexis, le lit sur le toit voilé d’une moustiquaire, les vaches aux longues cornes qu’il modèle avec la terre, les gestes énergiques et accoutumés de Aliou quand il passe la petite brosse par terre et sa sœur qui dit qu’il faisait comme ça au Sénégal, où la poussière s’installait très vite sur les surfaces, ses petites mains rugueuses et habiles qui semblent garder la trace des jeux avec la terre. Des images et des moments d’école passés ensemble reviennent. Ils épaississent cette phrase de Sophie. Ce qu’on avait d’abord vécu comme un manque d’écoute, un manque de calme, un manque de …, est devenu autre chose. Les gestes brusques et non-contenus de Aliou, ses sauts et ses courses dans l’espace fermé, son corps qui s’étale sur la table rouge nous invitent maintenant non pas à les tolérer, mais à les entendre.

Voici que nous nous amenons à réfléchir à comment faire de la place au monde entrevu dans les gestes de Aliou. Nous ne savons pas exactement où Aliou vivait quand il était au Sénégal, il ne partage avec nous que quelques bribes de sa vie d’avant la Belgique. (Et son oncle du même âge Amadou nous confond en disant, de temps en temps, que c’est en Mauritanie qu’ils habitaient. Et demande qu’on dessine les deux drapeaux pour lui). Et puis ça n’a pas tellement d’importance, de tout savoir. Mais son agitation nous interpelle, on a l’impression qu’il ne parvient pas à se poser, qu’il n’est pas serein.

Il en va de la posture qu’on a choisi de prendre et de tenir à la Petite école. On est là pour essayer autre chose dans la relation entre adultes et enfants en contexte éducatif. On n’est pas là pour scolariser, mais pour permettre l’école. On se dit alors que ce n’est pas Aliou qui n’est pas assez posé, mais peut-être la Petite école qui n’est pas assez grande pour l’énergie de Aliou. À l’aide du temps pris à déplier des observations en équipe, notre perspective sur Aliou se décale de la frustration de voir cet enfant ne pas y arriver et de ne pas y arriver, nous, avec cet enfant. Aliou reprend sa complexité de personne, avec un passé, des habitudes, des secrets et nous pouvons remettre du jeu dans la réflexion.

Nous suivons l’hypothèse que Sophie a formulée comme on suivrait une piste spéculative, c’est-à-dire une piste qui ne prétend pas dire le vrai sur cet enfant ni le décrire, mais qui nous sert comme une boussole d’orientation pédagogique, qui nous dirige, dans notre pratique, vers Aliou, vers d’autres manières de faire avec lui  autres que la réprimande, recadrer, s’énerver pour qu’il se comporte autrement.

De lui, nous n’en savons pas plus qu’avant. Cette histoire, qui nous met autrement au travail, ne nous appartient pas. Penser son agitation comme l’expression d’un besoin, celui de se mouvoir dans un espace plus grand et de manière plus libre, ou plutôt comme l’expression d’une difficulté à s’adapter à un changement abrupt dans sa vie, de l’espace ouvert à l’espace fermé et petit de l’école... cela ouvre notre regard sur des dimensions de Aliou hors de portée, que nous ne maîtrisons pas.

Le changement de perspective que nous réalisons met cet enfant au centre du sens de ses comportements, et nous laisse aux marges, à guetter, à écouter pour comprendre. Nous redevenons bêtes. Cet enfant recommence à nous surprendre, et nous invite maintenant à être attentifs et attentives, à proposer d’autres pratiques d’école, plutôt qu’insister pour que lui change magiquement de comportement.

À la suite de cette réunion, l’équipe a commencé à intégrer dans la journée des moments de défoulement pour les enfants. Après le repas de midi par exemple, les enfants vont faire des tours de course sur le trottoir qui encercle l’école, (à pied, en criant, sur les trottinettes, en rivalisant, en se taquinant). Pendant la sieste, le jeu de la lutte sur les tapis, qui est capturé dans le film Éclaireuses, a été repris quelques fois. Puis Aliou est passé à autre chose. Nous avons laissé cette réflexion de côté, pour le suivre dans son évolution.

Difficile de savoir si on disait le vrai ou pas lorsqu’on imaginait le monde de Aliou comprimé dans les locaux de la Petite école. Nous n’avons pas cherché de preuves, ni vérifié nos hypothèses. L’interprétation qu’on a ficelée ensemble nous a servi pour nous déplacer : non plus dans un face à face avec Aliou, nos règles et nos limites contre ses transgressions, notre frustration contre son insistance, mais nous à côté de lui, à essayer de voir avec lui. Et puis, nous avons pu nous rassembler autour de cet enfant, en prenant le temps de déplier nos impressions et observations.

Est-ce que c’est peu ? De se mettre en recherche là où il serait tellement facile de se limiter à juger depuis ce point de vue (disciplinaire) ? D’accepter de se laisser emmener dans un espace qu’on ne maîtrise pas, accepter de se laisser troubler par ce qu’on ne connaît pas, et de faire école avec ça ? De dire même qu’au fond c’est ça, la (Petite) école ? Redevenir bête.

Les interprétations dans lesquelles l’équipe s’engage et les histoires qu’on se raconte ne sont que des pistes. Elles ne mènent pas forcément à une véritable rencontre et ne produisent pas à tous les coups des effets bénéfiques dans le rapport aux enfants. Discerner les intuitions qui font piste des préjugés ou des projections culturelles n’est souvent pas facile.

Ce qui compte, il me semble, c’est de s’engager dans une recherche qui donne des moyens, qui ouvre des possibles. Les histoires remettent du jeu dans nos rapports aux enfants, du soin dans les actes d’école qu’elles nous inspirent. Elles nous permettent de rendre compréhensibles les comportements des enfants sans pourtant les réduire à des catégories, en les inscrivant dans une écologie complexe des relations.

Les théories ne préexistent pas à l’existence, mais produisent de l’existence, c’est Stengers qui le dit, elles produisent leur objet.

Assumons que nos enquêtes produisent de l’existence, alors nous avons une responsabilité : comment produire du savoir intéressant. Comment produire des assignations qui seraient émancipatrices, encapacitantes (c’est la traduction française de empowerment). Des savoirs qui peuvent être réappropriés par les gens et qui sont transformateurs, qui augmentent leur puissance d’agir.

Cette production de théories encapacitantes a la force de rassembler les gens. Ensemble, on s’interroge sur quelque chose qui fait question, on s’inquiète, on cherche. Les questionnements génèrent « des communautés d’inquiétudes » qui se mettent en mouvement pour changer une situation, et se changer soi-même dans la situation.

John Dewey dit que toute enquête est une expérimentation, parce qu’elle se fait non pas dans un monde donné, qui serait déjà là, objectif, mais dans un monde qui est toujours en train de se faire. L’enquête fait partie du monde et de son mouvement.

Dewey dit que l’enquête c’est l’ensemble des transformations que le processus même d’enquête fait subir, des transformations aussi bien sur l’objet que sur le sujet. La transformation relève de la création. Elle ne vise pas tant à décrire une existence, mais à la faire exister, à accompagner un problème que vivent des collectifs.

Le relevé d’indices n’est plus ici seulement une question d’objectivation scientifique, de savoir désintéressé, c’est une pratique géopolitique. La question du savoir n’est pas pour [le néo-naturaliste] celle de la vérité désincarnée, mais celle de la meilleure cohabitation entre vivants, dans des territoires partagés. [...] Il n’y a rien à voir de grandiose, d’impressionnant, d’explicite. Et pourtant, il y a cette joie collective de trouver ensemble un monde d’indices laissés par l’animal, qui révèle ses habitudes, et sa manière d’habiter. Plus qu’un art de voir, c’est un art d’imaginer.

  • Donna Haraway, Vivre avec le trouble, p. 21‑22.
  • Vinciane Despret, extraits de Enquêter avec d’autres êtres, conférence UNIL, 2020.
  • Baptiste Morizot, Sur la piste animale, p. 136‑137.

H Hibou

C’est Juliette qui a reçu ce hibou avec tout le cabinet de curiosités d’un couple de personnes âgées qui ont construit une collection tout au long de leurs voyages. On a dû l’avoir en 2017. C’est mon frère qui aimait les hiboux... moi, ils me fascinent aussi.

Asmao était terrorisée par lui. On l’avait mis en haut dans l’espace à côté de la cuisine et à chaque fois qu’elle passait elle s’abaissait, elle tremblait. Puis il y a eu cet atelier histoires avec Juliette et Sophie : on y rejouait le petit chaperon rouge avec des objets et il y avait aussi une espèce de peau noire qui représentait le loup. Elle était posée sur la table, cette peau de faux poils. Asmao la voit et commence à hurler, mais hurler...

On a essayé de comprendre, on a fait appel à un interprète parce que Asmao ne parlait pas français à l’époque. Elle nous a expliqué que chez elle, les sorcières se transforment en hiboux pour pouvoir se rapprocher des humains. C’est une image d’esprit malin. Et la peau était en lien avec cette image. Le hibou a donc été caché dans la mezzanine pendant un moment. Puis il est revenu dans mon espace.

Amadou, lui, me demandait tout le temps de le descendre et venait le caresser. Ce qui était génial, c’était qu’il faisait des sons, comme s’il discutait avec lui.

À Anouar j’avais dit que c’était le hibou qui décidait de ce qu’on faisait avec les enfants. Il venait me prévenir aussi si les enfants avaient fait des bêtises. Et il me demande : qu’est-ce qu’il fait alors ? Je lui dis : Ah mais il peut se fâcher hein, il va descendre ! Il va me croquer ? Oui il va te croquer, mais surtout il a des grosses griffes ! Il rentrait dans mon espace et je voyais bien qu’il le regardait... Il me demande un jour : tu crois qu’il me trouve gentil aujourd’hui ? Et je dis : oui il te trouve gentil aujourd’hui. Il va pas me croquer ? Non il ne va pas te croquer. Mais comment il bouge ? Ah mais il ne se réveille que la nuit, quand les enfants ne sont pas là. Tant que les enfants sont là, il reste comme ça ? Je dis oui, tant que les enfants sont là oui, par contre il me parle beaucoup hein...

Et donc quand il rentrait c’était :

Bonjour Hulul !

C’est le seul enfant qui lui dit encore bonjour parfois.

  • Marie Pierrard.

I Imaginaires

Marie Rose Moro commençait son intervention à la Maison de la famille de Bruxelles en parlant de l’imagination. Pour construire une position transculturelle, c’est-à-dire une position qui compose avec les différentes appartenances de l’individu en transit entre plusieurs mondes, il faut de l’imagination. Lorsqu’il y a changement, lorsqu’on se retrouve à vivre dans une réalité faite d’autres habitudes, d’autres logiques, d’autres valeurs que celles qui nous guidaient, ce n’est pas seulement ce qu’on est qui est sollicité et mis à l’épreuve, c’est aussi ce qu’on imagine être et ce qu’on imagine qu’on deviendra. Selon Moro, l’imaginaire fait coexister et interagir la dimension du collectif et celle de l’individuel. L’imaginaire épaissit notre expérience du monde, structure notre vision des choses et soutient nos initiatives. C’est la raison pour laquelle une pratique thérapeutique transculturelle comme celle de Moro investit aussi le domaine de l’imaginaire. Quel est par exemple le rapport à son enfant de cette patiente entre filiation réelle, fantasmatique et narrative, c’est-à-dire entre son enfant tel qu’il est, son enfant tel qu’elle l’imagine et le désire, et son enfant tel qu’elle le raconte ? Comment ces différentes dimensions de l’expérience de devenir parent interagissent, et peuvent se soutenir dans un moment de crise ? Comment accompagner la personne dans son parcours de construction identitaire transculturelle pour qu’elle puisse puiser de la force de ses propres appartenances, pour qu’elle puisse imaginer une vie adaptée à sa réalité ?

Face aux changements qui nous déroutent, qui remettent en discussion nos repères, non seulement agir, mais imaginer. L’importance de l’imagination dans le travail avec des enfants en difficulté à l’école ou en souffrance psychique a été très tôt remarquée par l’équipe de la Petite école. Certains enfants semblent bloqués lorsqu’il s’agit d’activités impliquant de puiser dans sa propre imagination.

Imaginer, c’est plonger dans un univers lié à l’inconscient, fenêtre ouverte sur l’inconnu. La peur d’y retrouver des souvenirs traumatiques inhibe les enfants : ils se protègent de cet univers intérieur en se montrant indisponibles à l’exercice d’imaginer, et en cherchant appui dans le monde connu, déjà là. Reproduire, répéter, rassure les enfants.

L’atelier histoires que Juliette animait dans les premières années du projet a été l’une des premières réponses à ces observations autour des imaginaires en souffrance : avec les enfants, elle lisait des histoires de Leo Lionni, et c’était aux enfants d’imaginer par la suite des variantes à l’histoire du départ. Parfois la couleur de la fourrure du protagoniste changeait, ou bien son nom : les variations que les enfants proposaient étaient minimes, l’essentiel restait le même, comme s’il fallait rester au plus près de l’original pour ne pas s’égarer.

On a aussi remarqué rapidement que le dessin libre était un véritable défi pour certains enfants : plonger dans le flou de l’image à venir semblait être source d’angoisse et de nervosité. Des imagiers ont été intégrés à l’équipement essentiel de la Petite école : c’est en choisissant parmi les images proposées et en les décalquant avec le papier calque que les enfants parviennent à réaliser leurs premiers dessins. Il est ainsi possible de reproduire avant de se sentir capable de plonger dans sa propre imagination avec sérénité. Affiché au mur de mon bureau j’ai encore le dessin que Sultan m’a offert un jour, lorsqu’il dessinait dans l’atelier de Marie. Déçu du rendu du papier calque, il était prêt à déchirer sa panthère et à recommencer à nouveau. Pendant ses premières semaines, il a décalqué une multitude d’animaux.

Il a été fondamental pour l’équipe de la Petite école de comprendre l’importance de cette stratégie de défense chez les enfants et de la respecter, en prenant au sérieux le besoin exprimé par les enfants d’être avant tout rassurés et sécurisés. C’est ainsi que la plupart des activités que l’équipe propose aux enfants au début de leur parcours à la Petite école sont des activités fondées sur la composition avec des objets, sur la reproduction à partir de modèles, sur le choix dans un ensemble donné, et sur la création à travers des gestes répétitifs et « hypnotiques ». Les enfants sont mis en capacité de créer sans devoir se confronter directement à ce qui les bloque et les met en échec : détourner les blocages pour que la créativité des enfants se fraie un autre chemin, pour progressivement passer d’activités plus répétitives à des activités qui invitent l’enfant à la création.

L’enjeu de rassurer les enfants prime ici sur celui de les pousser à s’exprimer librement. Ce genre de liberté là n’est souvent pas à disposition de ceux et celles qui sont en train d’élaborer beaucoup de nouveautés, de composer avec des craintes et peut-être des souvenirs traumatiques. Le modèle recouvre une fonction de médiateur entre l’enfant et son imaginaire : comme une bouée de sauvetage, il lui permet de nager tout en restant ancré à la surface. L’idée directrice est non pas de forcer l’exercice de l’imagination, mais d’en permettre un éveil progressif en créant les conditions pour l’apaisement et la mise en confiance des enfants à la Petite école.

L’atelier de Marie a été pensé spécialement pour travailler le rapport à l’imaginaire des enfants. L’atelier a lieu dans une petite pièce, séparée des autres espaces, tranquille et protégée. Les enfants qui ont besoin d’être au calme semblent choisir cet atelier plus facilement. L’imagination est sollicitée par toutes les activités proposées, mais toujours à travers la médiation rassurante d’un objet.

Par exemple, Marie cache un objet dans un sac en tissu et le fait circuler entre les enfants : « vois avec tes petites mains », leur dit-elle. Tout le monde touche l’objet à travers le tissu du sac en essayant de comprendre de quoi il s’agit. Puis, on essaie de le dessiner à partir de ce qu’on a touché. On dévoile ensuite l’objet caché : c’est un taille-crayon, une tasse de la cuisine, une figurine d’animal... On dessine à nouveau l’objet, cette fois en l’ayant devant les yeux. Le modèle est très important. Beaucoup d’enfants, surtout au début, prennent l’objet et en dessinent les contours sur le papier. Plusieurs outils pour faciliter la reproduction d’images sont employés. On décalque avec le papier calque, mais on utilise aussi le projecteur. Un autre exercice proposé consiste à choisir une carte postale d’une œuvre d’art, de la glisser dans le projecteur et d’installer une grande feuille blanche pour décalquer les contours de l’image projetée. Les enfants colorieront ensuite en choisissant d’utiliser de la peinture ou des crayons.

Dans l’espace imaginaire de Marie, on travaille l’imitation mais aussi les liens de ressemblance. Marie propose aux enfants de faire des palettes chromatiques à partir de l’image choisie : il s’agit de l’observer pour en reproduire seulement les couleurs. D’autres fois, il faut trouver une deuxième image à partir de la première choisie, pour qu’elles soient quelque part similaires, par la forme, la couleur, le thème.

Tous ces exemples d’atelier cherchent à solliciter l’imaginaire des enfants de manière simple et rassurante en fournissant aux enfants des outils de médiation. Lorsque l’exercice s’avère trop difficile, Marie est prête à accompagner avec sa main les gestes des enfants, non pas pour faire à leur place, mais pour leur permettre de faire malgré la difficulté (mais il est par ailleurs possible d’esquiver la tâche et de faire autre chose).

Marie conçoit ses ateliers comme des propositions faites aux enfants : l’objectif étant d’ouvrir leur imagination et leurs capacités créatives, il n’est pas question de forcer, mais plutôt d’inviter et d’intéresser, pour accompagner l’émergence des besoins et des envies des enfants, parmi lesquelles l’envie d’imaginer et d’apprendre. En ce sens, la manière de faire adoptée par Marie et le reste de l’équipe tourne autour de l’éveil de la curiosité chez l’enfant. Travailler avec les enfants par le biais de l’attention sollicitée semble permettre à chacun de trouver une motivation à soi pour s’impliquer dans la vie de l’école en se plongeant dans les objets et leurs détails de manière autonome, sans devoir faire face à une obligation et sans devoir directement aller se confronter à ses propres peurs et à ses blocages.

Dans les ateliers bois et terre, la faculté d’imagination est également au centre du savoir-faire des adultes. Alexis prête attention à présenter et à expliquer chaque étape nécessaire à la réalisation d’un projet. Pour certains enfants, il est compliqué de s’engager dans un travail sans pouvoir en entrevoir le produit final. Les enfants voudraient que le morceau de bois à couper et poncer soit déjà la petite voiture... trop d’étapes, trop de temps à ne pas savoir ce à quoi sa propre réalisation ressemblera peut être frustrant. C’est pour cette raison qu’Alexis travaille avec des fiches de présentation des projets, qu’il réalise lui-même, où sont illustrées et numérotées toutes les étapes. Ces dernières sont souvent limitées à un petit nombre pour les enfants qui viennent d’arriver. Alexis réalise des prototypes de l’objet dans ses différentes étapes, pour que les enfants puissent s’y référer.

À côté de cela, Alexis suit chaque enfant dans l’atelier de manière spécifique, en faisant à chacun des propositions en fonction de ses intérêts, de ses capacités et de ses difficultés. Plutôt que donner à tout le monde les mêmes consignes, il adapte les consignes en fonction de l’enfant. Le but n’étant pas de réussir à tout prix, mais d’apprendre à fabriquer des choses ensemble dans le cadre spécifique d’un atelier de menuiserie. Au fil du temps, l’envie de réaliser des projets personnels commence à se manifester : à la fin de l’année, les enfants se mettent à imaginer en prenant leurs distances avec le modèle proposé par Alexis.

Maya est également très attentive aux manières d’inviter les enfants à la création avec la terre sans les confronter trop brutalement au défi d’imaginer par soi-même. Elle a aussi observé que dans ses ateliers il n’était pas possible de commencer un projet sans montrer d’exemple. Les consignes libres comme celle de modeler un animal au choix mettaient en échec les enfants qui venaient d’arriver : elle réalisait donc plein de figurines animales, les enfants en choisissaient une, pour faire de même. D’autre part, la terre invite à une manipulation libre des formes, à modeler pour rien, et on sait le pouvoir thérapeutique et apaisant que le travail de la céramique possède. Parfois une consigne comme celle de réaliser des bâtonnets de terre délie les mains et l’imagination des enfants, et se transforme en création libre. Boules, blobs, drôles d’animaux, projectiles... l’atelier peut se dire réussi.

J Jokes

Soma n’avait aucune envie de rigoler lorsqu’elle est arrivée à la Petite école. À l’école flamande à Anvers, on avait essayé de lui arracher le voile de force : elle n’était prête à rien lâcher de ce qu’elle était. Quelques mois plus tard, elle et Corentin avaient une private joke bien solide autour de Peppa Pig et des cochons, qu’on ne mange pas mais dont on peut se moquer à l’envi.

Naima non plus n’était pas un public facile. Très susceptible et craintive, elle se défendait des taquineries des autres enfants avec la plainte et les larmes. Ces derniers temps, on entendait son rire aigu résonner pour un oui ou pour un non dans toute l’école.

À mon arrivée en mai 2021, on m’a raconté qu’un enfant était prêt à aller à la grande école quand il commençait à faire des blagues avec les adultes et à se moquer d’eux. « Faire Madame Marie » est peut-être la blague la plus commune et la plus populaire de la Petite école. Une tige de bois à la main, les enfants gonflent la poitrine, écarquillent les yeux, s’élèvent à l’aide d’un tabouret. Marie devient une adulte sévère, qui crie volontiers pour avoir du silence et qui se sert même de la tige pour battre les plus distraits. Dans ces moments de jeu, les enfants livrent quelque chose d’eux et de leur imaginaire de l’école, de l’autorité, des punitions et ainsi de suite. Représenter face à elle et aux autres enfants Marie dans le rôle de l’adulte autoritaire, et observer comme seule réaction l’hilarité de tout le monde, cela permet aux enfants de faire jouer les inquiétudes qui habitent l’imaginaire de l’école et des rapports avec les adultes dans un cadre sécurisé, mais aussi dans un contexte qui ne correspond manifestement pas à ces images.

L’humour et la moquerie permettent aux enfants de donner corps à leurs fantasmes d’école, mais aussi aux fantasmes de réussite, d’échec et de travail. L’image des professeurs autoritaires et celle de l’école fantasmée se laissent représenter de manière explicite, ce qui donne la possibilité aux adultes d’accueillir cette représentation et d’en désamorcer le pouvoir angoissant : voici que se tromper ne génère que le rire solidaire des adultes. Voici que crier ne provoque chez Corentin que ce « je te vois, je suis là tout de suite ». C’est aussi pour cette raison que l’exercice de l’autorité est objet d’attention et de réflexion constante pour l’équipe : elle est exercée essentiellement pour assurer un cadre stable et rassurant pour les enfants, tout en en verbalisant la logique pour permettre aux enfants de comprendre les actes des adultes et de les anticiper. Avec le temps passé ensemble, d’autres images des adultes, moins intimidantes, intègrent l’imaginaire des enfants et permettent de se trouver de plus en plus à l’aise dans le rôle d’élève, et éventuellement d’investir l’école comme un espace de découvertes et d’expression de soi.

L’humour devient donc une autre forme de médiation entre l’enfant et son imaginaire. Il est un outil central de la pratique de Corentin, notamment. Dans la classe, les enfants sont bien invités à travailler, mais la pression de bien faire, l’envie de réussir et le risque de ne pas y arriver, la comparaison avec celles et ceux qui font mieux est systématiquement détournée par le rire et l’humour. Corentin se met en scène et invite les enfants à faire de même : voici un instit qui n’arrive pas bien à être intimidant, qui tombe dans les pièges que les enfants lui tendent, qui n’y arrive pas parfaitement, qui rit de lui et invite les enfants à le faire aussi. Voici des écoliers qui résistent à l’immobilité et au silence, qui trichent, qui soufflent la réponse au voisin, qui détournent les consignes sans que l’enseignant devienne un adulte qui fait peur.

En classe, on teste les rôles qui sont joués dans une classe. Les images angoissantes de l’école commencent à se confronter à une réalité d’école différente, et ainsi à perdre progressivement de sa force inquiétante et de ses contours indéfinis : l’école devient ce qu’on fait là (non plus ce qu’il faut encore faire, ce pour quoi on n’est pas encore prêt, mais ce qu’on est déjà en train de faire), tous les jours, dans le rire, les imprévus et les distractions du quotidien. Une image de l’école comme terrain de jeu, de rencontre, d’épanouissement se fraie un chemin à travers l’image de l’école comme lieu de confrontation à l’inconnu, de peur et de conflit. L’expérience à la Petite école sera peut-être un outil de résilience pour les enfants au moment, souvent difficile, de l’entrée à la grande école.

K Khalil

8 heures 30.

Khalil est, comme d’habitude, déjà là. Il vient de manger une tartine au chocolat. Sa tasse de thé très sucré est à côté de lui. Je dépose mes affaires dans le vestiaire et je le rejoins à la table rouge. Il m’observe en silence pendant un moment, puis me demande :

Tu es Belge, Madame ?

Non, je suis Italienne, je viens d’Italie…
je suis arrivée ici pour travailler. 

Ta famille aussi ?

Non, ma famille est en Italie.

C’est où ta maison ?

Ici tout près, à Forest.

Il y a tes parents à la maison ?

Non…

T’as des frères et sœurs ?

Oui, une grande sœur et un petit frère.

Ils sont pas ici ?

Non…

Mais Madame… tu es ici toute seule ?
Tu n’as personne ?

Il se penche vers moi, ses yeux noirs grands ouverts, d’étonnement et de préoccupation. Dans quelle drôle de migration s’est-elle mise ?

L Limites

Deuxième séance de supervision d’équipe. Alexis, Christine, Marie, Camille, Corentin et moi sommes là. Marie m’a amené deux livres de la bibliothèque de recherche. Sur le seuil, je discute avec Alexis de deux journées de formation à Paris. Il fait beau et nous sommes ravis et ravies de nous retrouver en dehors du cadre de travail de la Petite école, comme en école buissonnière.

Aujourd’hui, on commence par parler de la situation d’un enfant de la Petite école : il s’appelle Abdi et on se demande s’il ne relève pas du spécialisé. Les observations relatées par l’équipe s’enchaînent : Alexis exprime son inquiétude par rapport à sa capacité à entrer en relation avec les autres enfants, il semble ne pas pouvoir sortir de sa bulle. Marie voit son besoin de retour au cadre. « C’est un enfant qui se conforme beaucoup ». La ligne du temps qui illustre les différents moments de la journée est une référence fixe pour lui, de même que les heures de début et de fin d’atelier : et lui d’insister sur les cinq minutes de différence entre la fin de l’atelier bois et celle de l’atelier terre, dit Camille. Abdi range toujours les jouets avec rigueur, séparant les figurines des voitures. Ce cadre à tenir est au centre de son souci, mais cela ne l’empêche pas de prêter attention aux alentours : Abdi est le premier à avoir appris les noms de tous les enfants de l’école, et il sait toujours qui est là.

Christine n’a pu le rencontrer qu’une fois lors de son premier atelier karaté : elle a observé sa figure longiligne, son agitation intérieure qui perce un calme de surface. Camille note qu’il n’a pas aimé manipuler la terre : trop gluante ? Informe ? Corentin ajoute qu’il s’applique beaucoup à suivre les consignes, mais qu’il semble être stressé ; il revient vite aux activités qui le rassurent.

La parenthèse que notre superviseuse ouvre au sujet du spectre de l’autisme fait réfléchir sur la manière de mener les observations dans les semaines à venir.

Et que penser de Denis, qui semble avoir lui aussi un profil d’enseignement spécialisé ? D’autres enfants semblent être sensibles aux comportements d’Abdi et de Denis (on les appelle « les trois intellos », parce qu’ils parlent couramment le français, qu’ils aiment se donner des airs de grands et recadrer les autres) : parfois ils les imitent, le plus souvent ils les repoussent.

Je demande si ces enfants ne vont pas questionner notre rapport à la folie : j’ai l’impression que la piste interprétative des troubles mentaux nous désengage progressivement auprès de l’enfant. Comme si par le discours, on commençait déjà à les lâcher. Est-ce que c’est parce qu’ils nous mettent en échec d’une manière particulière qu’on se retrouve à penser pour eux à une autre école, spécialisée cette fois-ci ? Est-ce grave, d’être mis en échec ? Faut-il toujours être spécialisé pour pouvoir bien accueillir un enfant qui « fait le fou » ? Je me rappelle combien cela m’avait touchée d’entendre Corentin rigoler avec les enfants en disant « à la Petite école on est tous fous ». Quelqu’un trouvait bizarre les comportements d’un compagnon, et c’était à Corentin de rappeler ainsi que chacun avait ses folies à lui, que tout le monde, y compris les adultes, ne rentre pas tout à fait dans les cases.

Alexis tente une reformulation des objectifs de la Petite école : on est aussi un espace d’évaluation de la situation et des besoins des enfants, dans le but de les accompagner dans leur transition vers une structure scolaire adaptée sans savoir à l’avance de laquelle il s’agira. Ces mois de vie commune et d’observations ne sont pas perdus.

Notre superviseuse raconte que, dans son expérience de pédopsychiatre, elle voit de plus en plus d’enfants en souffrance psychique qui ne trouvent pas de place au sein du système scolaire, avec qui les institutions ne savent plus que faire.

De ce dialogue autour d’Abdi et Denis émerge l’un des questionnements au cœur de la Petite école : comment décide-t-on si on fait ou pas du bon travail avec ces enfants ? Si c’est bon pour ces enfants d’être là, ou s’ils seraient mieux dans une autre institution ? Mais aussi, jusqu’où peut-on aller dans l’accueil sans se charger de responsabilités trop grandes pour la Petite école ? Quelles sont les limites de son mandat ?

Décider si un enfant a sa place ou pas à la Petite école lorsque son intégration au groupe « ne va pas de soi » soulève systématiquement deux craintes. D’une part, la crainte de refuser l’inscription à la Petite école à des enfants qui ne trouveront pas facilement d’autres écoles : peur adulte d’abandonner des êtres en demande de soutien sous prétexte que c’est trop dur de travailler avec eux, fantasme de sauveteurs et sauveteuses des enfants de la marge... D’autre part, la crainte de ne pas savoir faire confiance aux autres services, de trop se plier pour adapter le projet aux enfants, en débordant ainsi le mandat et ses limites, qui permettent à la Petite école de fonctionner.

L’angoisse observée chez Abdi et Denis opère en miroir de celle des adultes : ne pas être, nous, à la bonne place. Ne pas voir assez profond dans les expressions des besoins des enfants. Reviennent à l’esprit ces enfants pour qui on n’a pas pu faire plus, qu’on a laissé partir la gorge nouée. On aurait pu faire plus, oui. Mais alors on aurait dû être plus équipés, plus disponibles, dans un groupe classe différent... ce ne serait pas le même projet. La Petite école naît d’une tentative de faire école avec des enfants pour qui intégrer le parcours scolaire en Belgique est difficile : tentative de penser avec eux son fonctionnement et ses objectifs en questionnant les pratiques scolaires et d’accueil. Au fil des années, le public d’enfants en marge de l’école se diversifie et les « cas particuliers » se multiplient : on se demande jusqu’où l’évolution d’un dispositif qui a été pensé comme souple et adaptable peut aller tout en gardant son identité.

On sait que l’épuisement n’est pas loin, que mettre des limites à sa propre disponibilité avec les enfants est crucial pour se maintenir en capacité de travailler à long terme. On pourrait toujours faire plus. On se rappelle que la force du projet est aussi celle de compter les adultes parmi les êtres dont on prend soin à la Petite école, parce qu’être surinvestie, épuisée, vulnérable en tant que professionnelle impacte aussi les enfants. Puisqu’à la Petite école c’est dans la relation, dans le milieu de vie commune, dans l’attention à l’autre que les choses se passent, tous les êtres impliqués comptent. Les limites de la Petite école sont aussi les limites de celles et ceux qui y travaillent.

Je retrouve l’équipe quelques semaines plus tard lors d’une journée pédagogique. Camille dit que la supervision l’a beaucoup aidée dans sa manière d’être avec Denis. « Quelque chose a lâché chez moi avec lui. J’ai compris que je ne devais pas résister à ses demandes d’attention, qu’il a besoin de ça. Je suis plus sereine parce que je sais que je peux le laisser faire. Et je crois que lui aussi a ressenti ma tranquillité ».

M Mains

Étant moi-même très sensible au toucher et n’aimant pas ça, je fais attention à ne pas imposer le contact aux enfants, j’essaie d’être vigilant en gardant la bonne distance. Avec certaines machines, il faut que je sois là pour sécuriser les enfants. Tu vois Khaled par exemple, il n’aimait pas du tout que je le touche, aujourd’hui il ne voulait pas que je sois derrière lui pour guider sa main avec la scie, mais je ne peux pas me mettre dans la trajectoire de l’outil non plus. Je lui ai montré quel bruit la scie devait faire pour qu’il parvienne lui-même au bon mouvement (une sorte de chschschchs), et là il a vu ce que je venais faire près de lui en essayant de guider sa main.

Il a accepté ma présence,

une main sur la sienne

et mon corps

à distance.

Parfois, il lui arrivait de se tourner et me regarder dans les yeux, oubliant sa main sur la scie.

  • Alexis Lorich.

N Nouer / Nous et

Nathalie a accompagné Ali chez le logopède pour qu’il répare son appareil auditif et pour qu’il ait un certificat médical. Avec ça, il pourra introduire une demande de candidature pour l’IRSA. Ils iront visiter cette école ensemble.

Abdel passe prendre un café et demander la traduction d’un papier pour son fils Mustafa. Assis à la table rouge, on se raconte nos familles en mélangeant gestes, mots et silences.

Julie vient tous les jeudis après-midi travailler en individuel avec les enfants qui se préparent pour entrer à la grande école.

Adam passe à la Petite école saluer Marie et lui donner des nouvelles de sa famille. Il raconte qu’il a une embrouille avec son professeur de français et nous montre les papiers qui attendent d’être signés.

La mère d’Alexis amène huit paquets de vêtements pour enfants tricotés par elle et son groupe de bénévoles. Dans chaque paquet il y a : un pull, un pantalon, un t-shirt.

Fati offre à Marie une tenue traditionnelle sénégalaise et un turban pour la journée à la mer.

La voisine amène un sac de croissants et de pains au chocolat qu’elle a récupéré la veille au travail.

Florence organise pour nous une rencontre avec le pédopsychiatre Jean-Claude Métraux autour de la santé mentale infantile.

Sophie offre un piano électrique aux enfants de la Petite école.

Amina, la mère de Nora, amène des gâteaux marocains.

Fatou vient animer un atelier danse. Avec elle, nous faisons danser nos mains autour de Sultan sans le toucher, en caressant son aura pendant qu’il ferme les yeux.

Six élèves de Sainte-Marie nous aident ce midi à transporter des chaises pour la soirée portes ouvertes.

Ce matin, Walid, le papa de Khaled et Mohamed, salue Aliou en lui caressant la tête.

Depuis six ans, Kasia fait la comptabilité de la Petite école : elle s’occupe de faire les budgets prévisionnels pour les années à venir, de rendre les justificatifs de tous les achats effectués avec l’argent reçu, des contrats de l’équipe.

Claire amène Aliou et Amadou, les seuls présents à l’école ce dernier vendredi avant les vacances, faire du pédalo dans le bois de la Cambre.

Nicolas, le propriétaire de l’immeuble que la Petite école loue, passe régulièrement dire bonjour. Avec Alexis, il note les réparations à faire.

Lydie organise une projection du film Éclaireuses pour les enfants et les parents de la Petite école qui ont participé au tournage.

O Observer / Objets

Ce que Bruno Latour dit sur les rapports au monde m’intéresse beaucoup. Le statut qu’il accorde aux objets par exemple : les objets qu’on utilise et dont nous dépendons nous structurent, les techniques qu’ils cachent nous engagent dans des trajectoires inédites, nous font être ce que nous sommes. Nous avons besoin de donner de la consistance aux objets à travers lesquels nos ateliers prennent forme, à la matérialité de notre pratique.

Dans la dernière contribution de Camille sur le blog de la Petite école, elle raconte son atelier terre avec les enfants. Il y a Ismail qui veut réaliser une tablette de chocolat mais ses gestes sont trop doux, il caresse la terre là où il lui faudrait couper. Camille se demande si le problème ne tient pas à l’outil qu’elle lui a donné. Elle dit : pour expliquer qu’il faut couper, j’aurais dû lui donner quelque chose qui ressemble à un couteau…

Peut-être que l’outil n’invitait pas à couper et qu’Ismail a été attentif à ça. C’est l’inverse que de dire qu’il n’a pas compris la consigne de Camille, qu’il s’est trompé.

J’accueille cette proposition de Latour comme une invitation à observer les objets, comment ils structurent l’espace environnant et comment ils nous entraînent dans des rapports au monde différents. Observer ce qu’ils nous permettent. Redonner aux choses leur épaisseur, leur intelligence, leur refaire une place dans nos réflexions sur l’école.

Les enfants prêtent beaucoup d’attention aux objets. Tu vois par exemple quand on parlait des objets précieux qui, à un moment donné, rencontrent les enfants... chaque enfant a eu son objet précieux. Quand Anouar a rencontré le petit appareil photo, c’était très intense pour lui ! Il avait l’air d’avoir découvert un autre monde en regardant dedans, tout était photographiable.

À la Petite école, rien n’est seulement symbolique, ou décoratif : tous les objets sont des morceaux de l’histoire de l’école, des outils de vie et de jeu, des fenêtres ouvertes sur des rencontres curieuses. Les objets sont pris au sérieux, dans leur capacité à stimuler l’attention, à mettre en mouvement les enfants, à trianguler leurs interactions avec les adultes.

Je me dis la même chose pour les scènes racontées sur le blog. Lorsque l’une de nous décrit comment cet enfant a arrosé les plantes, cet autre a fabriqué un herbier pour sa grand-mère, nous ne sommes pas en train de faire de ces moments des prétextes pour signifier autre chose. Ces moments ne sont pas des symboles, ils ne cachent pas un sens secret (psychologisant par exemple), ils sont le sens même de ce qu’on veut raconter. Ces gestes-là nous intéressent pour ce qu’ils sont.

Nous ne voulons pas parler des enfants. Nous ne les observons pas (nous, les sujets observants, et eux les objets de l’observation).

C’est peut-être plutôt les enfants qui nous observent. Ça doit être tellement intense, de débarquer dans un contexte plein de nouvelles règles, avec des adultes qui se comportent bizarrement, où on ne parle toute la journée qu’une langue incompréhensible.

Nous observons les abords de leurs trajectoires, les objets dont ils se saisissent, les espaces dans lesquels ils circulent et les lignes qu’ils dessinent. Nous essayons de prêter attention à leurs manières d’être et de s’engager dans le monde.

Felix Guattari appelle ces abords le « champ intersubjectif », qui nous relie tous et toutes, adultes, enfants, objets, rythmes, trajectoires…

La Petite école permet ce glissement du regard de l’enfant vers ce qui est aux alentours. Pour moi, c’est essentiel. Dans l’atelier bois, nous nous rassemblons autour d’un objet à confectionner, d’un problème pratique : nous suivons la logique des matériaux et des outils. S’il y a un problème, c’est le problème de l’objet, qui résiste, qui demande de repenser les choses. Cette manière d’être ensemble autour d’un projet, et jamais dans un face à face, enlève beaucoup de pression de leurs épaules. Dans les ateliers, les enfants ne sont pas au centre de l’attention, ce sont les objets qui le sont.

Et il y a tellement de manières d’être ensemble et de manipuler des objets.

À la Petite école, on fait l’expérience quotidienne de ces différentes manières d’être et de faire des enfants. Khaled par exemple, qui, pendant les premières semaines d’école, était tout dans l’absence de son papa, son corps affalé sur le tabouret, ses yeux perdus dans le dehors de la vitrine, son visage crispé d’angoisse. Et qui, un jour, tourne le dos à la porte de l’école pour nous regarder, la bouche ouverte, le visage ouvert, les yeux écarquillés, ses doigts prêts à saisir. Un autre mode d’être là.

Dans la correspondance de Deligny, on découvre que le travail sur les « lignes d’erre » des enfants dans les Cévennes et les cartes qui permettent de coucher leurs trajectoires sur papier naissent pour « désangoisser » Jacques Lyn qui se sent responsable de ces enfants, qui en fait trop, qui est pris par l’angoisse thérapeutique (je veux t’aider, je veux que tu ailles mieux, etc.). Alors Deligny lui dit : « ‘Fais des cartes’, comme on dit : ‘Pense à autre chose’ ».

Sa main qui quotidiennement trace des trajectoires au crayon et à l’encre de Chine le distrait de cette angoisse, qui vient avec le regard sur le sujet, pour lui, pour ce qu’il deviendra et ce qu’il devrait être par rapport aux autres enfants. Progressivement, d’autres choses émergent que des signes ou des attributs de la pathologie : un réseau de vie commune constellé de points de repère, des objets qui appellent ou repoussent, des enfants habiles qui suivent des trajectoires significatives, et rien ne leur manque.

  • F. Guattari, De Leros à La Borde, Lignes, 2022, p. 72.

P Poutre

La Petite école est un lieu d’accueil, mais cet accueil est à double sens. Les enfants nous reçoivent autant que nous les recevons. Et les familles aussi. On est l’autre de chacun. L’ hospitalité, ce n’est pas juste recevoir quelqu’un et faire des choses pour lui, c’est aussi laisser la possibilité à l’autre de nous recevoir. Celui qu’on accueille, il nous accueille aussi. Il nous fait de la place dans son monde, au milieu de ses repères. Il n’y a pas de passivité, il s’agit d’une véritable rencontre. Être accueilli, c’est un travail d’ajustement d’intentions, de gestes, de tons, d’attentes, autour d’une arrivée... ça peut être épuisant parce qu’on est exposé à l’autre.

Corentin parlait du besoin d’avoir un groupe dans lequel les enfants peuvent « se perdre », pour que notre attention, notre regard sur eux ne leur pèse pas trop. Être trop accueillante, trop disponible ne fait pas toujours du bien aux enfants. Ça les accule à répondre à nos sollicitations et ne leur permet pas de prendre des initiatives de leur côté, avec leurs propres moyens et à leur rythme.

C’est important pour moi de toujours essayer de laisser de la place pour que des liens se forment librement, pour que coexistent une multiplicité de manières de s’accueillir et d’être ensemble. Accueillir, c’est aussi ne pas épuiser les possibles, laisser les choses arriver autrement que comme on les a anticipées, accepter qu’elles puissent nous mener ailleurs nous aussi, pour qu’on y soit accueillies à notre tour.

Atelier terre, jeu de vaches, 2022

On a beaucoup parlé de l’esthétique de la Petite école. Le double accueil est là aussi. Dans nos ateliers, c’est hyper fort de voir comment les enfants accueillent nos propositions, de voir comment ils nous accueillent depuis leur monde. En s’appropriant la proposition, en la faisant dévier, vibrer ou en la refusant, c’est leur monde qu’ils convoquent à l’atelier, ce qu’ils sont, ce à quoi ils tiennent, ce qui leur fait peur... Un atelier devient alors autre chose qu’un lieu d’apprentissage. L’essentiel se passe au préalable... à l’endroit de la reconnaissance mutuelle.

Je pense à Sultan qui avait réalisé une installation avec des pions, des cylindres en bois et des Playmobil. C’était beau. Le « c’est beau » de la Petite école est polysémique. Ce n’est pas juste ce que tu fais qui est beau, mais ce qu’il se passe. La proposition est belle. Tu es beau. C’est beau. La discussion qu’on a est belle. Ce qui se passe est précieux. Ça a de la valeur.

Le rapport esthétique, c’est la beauté de la mise en relation. Ce qui est beau, c’est le soin qui est apporté à la mise en scène des choses. La beauté ici est une manière d’entrer en relation par son propre langage.

On n’est pas là pour juger de ce qui est bien ou pas. Non. On reste dans la tentative, au sens que Fernand Deligny donne à ce mot. Si on se dit qu’on est dans la tentative, alors on s’autorise à rater. Il y a cette image-concept chez Deligny de la poutre : les enfants qui font leurs déambulations peuvent s’y asseoir ou non, elle se prête aussi bien aux jeux qu’à être ignorée, ou à accueillir un villageois qui viendrait partager son pain avec la communauté. La poutre est bien là mais on ne sait pas ce qu’elle permettra, si ça fera du bien aux enfants ou pas. Elle est disponible, voilà. Tout au plus, elle peut sembler propice à faire événement pour quelqu’un. La Petite école est laboratoire en ce sens-là. Elle est là, on y fait des propositions, on essaie d’aménager des espaces propices. À quoi ? L’idée n’est pas que les ateliers marchent bien, qu’ils produisent quelque chose qu’on aurait anticipé, parce qu’on s’est donné des objectifs. C’est peut-être choquant, mais il n’y a pas d’« objectifs » dans l’atelier. Ou bien ils se disent après coup. Ce n’est ni seulement apprendre, ni seulement s’apaiser, ni seulement socialiser, ni passer un bon moment.

Il y a des objets, des propositions, et de la place pour autre chose. Il y a des souhaits. Nous nous retrouvons ensemble en train d’essayer des choses et de se demander ce que cela génère ou révèle. Vers où on va ? Il y a un réseau, qui s’est fait en même temps qu’on le faisait, aux marges des réseaux institutionnels mais aussi au croisement de multiples chemins. Ce réseau nous tient toutes et tous par un bout. Ce qu’on fait, c’est de la recherche, voilà.

Les ateliers sont enrichis par les propositions de recherche philosophique et les suggestions de l’équipe. J’aime beaucoup avoir des sources sur lesquelles travailler. Les textes nous permettent de ne pas trop s’égarer. C’est une nourriture essentielle à la pratique des ateliers : ça alimente notre capacité à observer, à prêter attention et à se laisser déplacer par ce qu’on observe. Mais il y a aussi les textes des enfants. Ils arrivent avec des idées très fortes quand on parvient à les capter. Et c’est la particularité de ce lieu. C’est une toile d’araignée à influences multiples. Une phrase dite par un enfant est autant importante qu’une citation de Bettelheim, elle n’a pas besoin d’être retraduite par des concepts, elle parle d’elle-même. Il y a des lignes qui se croisent, ça devient des points de passage de la pensée, des points de repère pour la suite. Ça nous permet de construire un réseau intime d’expérimentation où toute forme de recherche a sa place. Ça nous permet de rester dans le laboratoire et d’y amener petit à petit des matériaux.

J’ai toujours fait des ateliers très libres. Je me charge d’écrire une partition, de la mise en scène, de la structure gestuelle et chorégraphique, mais ce sont les enfants qui amènent le matériel. Après, le cheminement de l’atelier est très hasardeux. On peut commencer par travailler la terre, on fabrique un objet qui devient ensuite un décor, puis un enfant dit quelque chose, et on le suit. L’aléatoire est créateur. Tout est mis en scène avec soin. On entre et on sort de l’atelier d’une certaine manière. Et en même temps il y a plein de débordements parce que c’est difficile de tenir dans le groupe et dans l’activité.

L’atelier gestes est un lieu de jeux et d’écoute. On s’amuse, on a du plaisir. On apprend à se mettre en scène, à occuper une place depuis laquelle on est écouté par les autres, et on apprend aussi à écouter les autres.

Les enfants sont beaucoup plus dans leur corps que nous, il faut se mettre sur ce plan-là pour les rencontrer. Ils parlent avec leur corps, ils amènent leur corps avec eux, ils ne l’ont pas quitté comme on le quitte à l’âge adulte. On parle toujours d’un point de vue à coté de notre corps. Mais quand tu es vraiment dans ton corps, qu’est-ce que ça fait de rencontrer d’autres corps ? D’apprendre avec le corps ? Le corps a une intelligence aussi, il parle, il s’exprime, il a une temporalité. Il arrive qu’on rejoue la même partition d’atelier trois, quatre fois. Travailler avec les gestes, le corps, l’attention et la tenue demande une certaine lenteur.

Marie avait amené un texte de Gilles Deleuze qui m’avait beaucoup plu autour de l’absence du corps en philosophie. Le corps est plus lourd à déplacer, c’est plus lent que le mental. C’est une autre temporalité. J’aime dans mon métier ce rapport au temps. Le travail est de rester dans cette matière. On y fait rentrer plein de choses, mais on reste.

On l’explore, on ne l’épuise pas forcement.

On l’aventure.

  • Sophie Sénécaut.

R Rituels

8h45.

Des enfants mangent à la table rouge, d’autres sont dans la cour en train de faire du vélo. Youssef est dans la cuisine pour préparer du thé. Se lève une vague de musique. Marie apparaît, une enceinte Bluetooth cachée dans la poche de son tablier gris, ses gestes appellent silencieusement les enfants à la suivre dans l’espace jeu. Nous nous asseyons par terre en cercle. « So may we start? » chantent les Sparks dans l’enceinte. Amadou et Aliou se balancent un peu au rythme de la musique. Ils connaissent bien ce qui suivra. Les bras levés, les mains qui papillonnent vers le ciel. Puis qui tapent l’air devant eux, un poing à la fois. Nous nous massons les paupières. Les joues (mais il y a encore quelqu’un qui tape, c’est trop bon pour s’arrêter !). La bouche. Le menton. Nos bras s’étirent en dessinant une auréole autour de nous. Le rituel arrive à sa fin : les chanteurs et chanteuses chantent en chœur « Nooow!! ». Amadou et Aliou aussi. J’échange un sourire avec Marie. Ils sont autant fans de cette chanson que nous.

Il est temps de choisir les ateliers du matin. Marie confie à trois enfants la tâche de construire chacun un petit circuit de train. Sur le plancher il y a maintenant trois cercles et trois petits trains : un bleu (c’est Corentin), un rouge (c’est Marie), un jaune (c’est Alexis). Un par un, les figurines que les enfants ont choisies à leur arrivée prennent place dans les trois circuits. Le gorille se place sans hésiter dans le cercle rouge. La toupie coccinelle, timidement, dans le jaune. Le pirate dans le rouge aussi. Tout le monde trouve enfin sa place.

C’est par l’enchaînement de ces trois rituels  le choix d’une figurine à l’arrivée, le rituel de yoga musical, la construction des trois circuits correspondants aux trois ateliers  que la journée s’ouvre. Célébration des retrouvailles du matin, joie de se regarder en train de gesticuler en l’air, rigoler des adultes qui font comme les enfants. Cet interlude est à la fois ludique et fonctionnel : il trace, dans l’espace et dans le corps, un début à la journée d’école.

Il manque une partie de l’histoire : pendant que les Sparks résonnaient dans l’espace jeu, Nora qui est en retard est arrivée. Corentin l’a accompagnée chercher une figurine pour le rituel des ateliers, et maintenant elle rejoint le cercle d’enfants. Elle reste debout, n’imite pas les mouvements des autres. Ileana non plus ne participe pas au rituel, même si elle est assise dans le cercle. Youssef a essayé de détourner le yoga en occasion de jouer à la bagarre. Ahmed, lui, se promène dans l’école, regarde et touche tout, passe dans les tiroirs de Marie, cherche de temps en temps l’attention de Corentin qui est dans son espace classe.

Le rituel n’est clairement pas sacralisé par les enfants. Tout le monde est invité à y participer sans que cela ne soit contraignant. Qu’est-ce qui permet que les moments de rituel, tout comme les ateliers et les autres moments collectifs, tiennent, malgré certains débordements de la part des enfants ?

C’est le cadre, dit-on. La Petite école fait du cadre le cœur de son dispositif, tout en en esquivant une définition claire qui relèverait de l’être. Peu importe, si on sait le faire. Beaucoup de choses font cadre, sans pourtant être le cadre. J’ai cette image de toile d’araignée presque transparente, qu’on ne voit qu’à contre-jour... Le cadre est le résultat d’intersections multiples de fils qui seuls ne pourraient pas supporter les dynamiques parfois centrifuges des enfants. Comme une toile d’araignée accrochée à plusieurs extrémités végétales, le cadre peut perdre une ou plusieurs de ses accroches sans s’effondrer.

Fait cadre tout d’abord le rythme de la journée. L’équipe de la Petite école passe un temps considérable à réfléchir à l’organisation et à l’agencement des différents moments qui la « saucissonnent », comme on préparerait une pièce de théâtre pour que toutes les parties glissent l’une dans l’autre sans accrocs. En fonction du groupe d’enfants, certains moments seront prolongés, raccourcis, réécrits ou éliminés. On essaie d’éviter les moments creux, entre la fin d’un moment et le début de l’autre, qui sont souvent source d’angoisse et d’agitation pour certains enfants, livrés à un moment d’attente libre, non cadrée.

Voici par exemple que récemment la collation du milieu de matinée, qui avant se partageait pendant l’heure de récréation au parc, a été anticipée : les enfants s’asseyent à table, mangent des biscuits et des fruits avec les adultes, en attendant l’arrivée de l’équipe de « Cemome », responsable de la sortie au parc. Depuis quelques jours, on ne faisait que courir partout en essayant de les rattraper un par un pour qu’ils se réunissent autour de la table rouge... la collation anticipée faisait « redescendre » les enfants de l’agitation de la fin du deuxième atelier et les disposait à écouter les règles du parc plus naturellement. Ce sont les pommes coupées en rondelles et les biscuits sur les assiettes qui les attirent à table maintenant et qui annoncent un changement de cadre et d’encadrants. L’équipe n’y est pour rien.

Annoncer à l’avance aux enfants ce qu’il en sera de la journée est fondamental au maintien du cadre : le matin, Marie et les enfants se réunissent autour de la table rouge pour réciter ensemble les moments de la journée que les dessins de Maya illustrent et qui ont été affichés au mur. « L’école. On se rassemble. On choisit : Marie, Corentin, Alexis. On présente. On choisit... ». La comptine du temps est très vite mémorisée par les enfants, qui se font un plaisir de la réciter en chœur. Marie et Corentin reviennent aux dessins lorsqu’un enfant angoisse ou demande de rentrer avant le moment venu. Lui dire qu’il ne manque que deux heures ne signifie pas grand-chose pour un petit qui ne lit pas l’horloge. La séquence d’illustrations permet de lui montrer qu’il ne manque plus que le parc avant que papa vienne le chercher.

Le rythme de la journée fait donc cadre, toujours à l’aide d’un support matériel. Les objets et les espaces sont investis par l’équipe en tant que véritables partenaires pédagogiques. Les ateliers principaux sont attribués à un membre de l’équipe et se déroulent dans son propre territoire : l’atelier cuisine de Zineb, l’espace imaginaire de Marie, la classe de Corentin, l’atelier gestes de Sophie rue Spoorsmakers, l’atelier bois d’Alexis et l’atelier terre de Maya. Ces deux derniers partagent le même espace de travail avec au centre la grande table en bois. C’est alors au niveau du rangement des outils et des machines que la délimitation se fait.

Dans chaque atelier, une grande attention est portée à la présentation des objets et à la disposition de l’espace de travail : celui-ci est préparé pour que tout invite l’enfant à être là, avec sa tâche, présent aux choses sans être distrait par elles. Les outils que l’enfant utilisera sont soit préparés à l’avance, soit sont introduits au fur et à mesure que l’atelier se développe. Corentin les cache souvent à l’intérieur des bancs d’école, pour qu’au début ce soit facile pour les enfants de se centrer et de lui prêter attention. Le moment venu, ce sont les enfants qui découvrent comme des trésors les crayons et les papiers dans le banc.

Dans l’atelier bois d’Alexis, les outils et les matériaux sont méticuleusement classés par catégorie et rangés dans l’espace qui entoure la table. Alexis essaie de mettre les enfants en condition d’être autonomes, tant dans le processus créatif que dans la réalisation de leur projet. Ainsi, il cherche à accompagner les enfants dans le dévoilement de la logique propre à chaque outil. S’installe une progressive attention à ses différentes pièces, aux bruits qu’il produit, aux résultats de son action : la logique de ce que les enfants font ne dépend pas que de l’autorité de l’adulte qui donne les consignes, mais revient ainsi aux choses mêmes. Un tournevis n’est pas fonctionnel pour clouer : il suffit de prêter attention à ce qu’il dit lorsqu’il est utilisé à cet effet... ce sont ainsi les outils qui donnent le cadre avec Alexis. Alexis est là pour faciliter le dialogue entre enfants et objets. En atelier, il n’occupe pas une position de maîtrise : au milieu du groupe et constamment en mouvement, il supervise les différents processus créatifs par petites touches, il surveille les machines les plus dangereuses et intervient à l’occasion, sans forcément diriger.

Tout l’univers de la Petite école participe au déroulement de la journée et à sa lisibilité de la part des enfants ; si certains objets semblent à première vue muets quant à leur pourquoi et à leur comment, le temps passé à l’école permet aux enfants d’entrer dans le jeu du cadre. Et il ne suffira plus que d’une table poussée contre le mur de l’entrée pour suggérer qu’une fête est en train de se préparer ; plus que d’un tablier gris noué pour indiquer le début de la journée.

Le ton de la voix, la manière de répondre aux sollicitations, l’énergie dégagée par les adultes sont également des éléments du milieu pédagogique qui contribuent à installer un cadre sans qu’un contrôle direct ne s’exerce. Il y a quelque chose de magique dans la tranquillité et la confiance que l’équipe dégage même dans les moments les plus chaotiques et les plus préoccupants aux yeux étrangers à la vie de la Petite école. Jamais je ne les ai vus avoir peur des enfants, peur de ce qui pourrait se passer si... Je suis convaincue que cette confiance en la capacité d’autorégulation des enfants fait cadre pour eux.

Les adultes n’incarnent que rarement les défenseurs des limites et des règles. Chacun à sa manière cherche des alliés pédagogiques dans les éléments de vie de la Petite école pour donner de la consistance et du sens aux règles communes. Les adultes présents ne transmettent pas une volonté de contrôler. Ce n’est pas aux adultes de tenir dans un temps d’école qui serait, lui, fluide et amorphe, ils sont là pour faciliter l’entrée des enfants dans la logique propre au cadre scolaire. Réduire au minimum la nécessité d’une intervention directe des adultes ainsi que l’emploi de la contrainte permet aux enfants de s’aider tous seuls en se laissant guider par tous les espaces de l’école, et aux adultes d’être dans un rôle de collaboration plus que d’opposition aux enfants. Travailler sur le cadre de l’école par le biais des espaces ou « alentours » est une manière de valoriser la capacité que tout enfant a, en tant qu’être humain, de prêter attention au monde environnant et de s’y ajuster.

Une multiplicité d’éléments concourt à constituer le cadre qui assure la bonne tenue de la journée à la Petite école : la transgression des règles en fait aussi partie. C’est en pratiquant les règles que l’on s’y habitue, mais c’est en les transgressant qu’il devient possible d’en pénétrer le sens. Franchir les limites et transgresser les règles ne posent pas toujours problème à la Petite école. Défendre à tout prix une règle peut produire des effets bien plus néfastes que la simple acceptation de la transgression. Parfois, l’enjeu est justement d’apprendre à voir la recherche de sens dans les défis adressés aux règles par les enfants : l’adulte est là pour rappeler l’existence de la règle, mais aussi pour permettre qu’elle soit éventuellement transgressée et pour accueillir les débordements. Travailler à la Petite école signifie aussi apprendre à lire les débordements des enfants comme des processus de recherche et d’ajustement à une nouvelle réalité scolaire, par-delà le prisme du rapport de force entre adultes et enfants.

Les débordements sont aussi une forme de partage de soi ; en tant qu’expression de besoins ou d’émotions intenses, ils appellent aussi reconnaissance et acceptation de la part des adultes. En ce sens, les débordements sont bienvenus. Les enfants sont accompagnés et invités à les reconnaître pour ne pas en être victimes, éventuellement aussi pour apprendre à les anticiper avant d’avoir été trop loin et à les traduire si possible en des demandes explicites.

Dans le film de Lydie Wisshaupt-Claudel Éclaireuses, la scène de la lutte sur les tapis est en ce sens emblématique du passage du débordement au détournement. On y voit trois enfants se titiller, se chercher pendant la classe, à terre, leur nervosité ne fait que monter jusqu’au moment où le cadre classe ne les tient plus, ça déborde en bagarre. Marie intervient non pas en interdisant, mais bien en leur proposant de se battre comme il faut. Elle installe donc des tapis dans l’espace jeu et pose des règles : on se salue avant, pas plus de deux enfants qui se battent, trois rounds, on ne « finit » pas l’adversaire. On voit les visages des enfants changer, de la nervosité et de la tension d’avant à l’excitation après : c’est devenu un jeu. L’envie de se chercher, de se toucher, de se confronter n’a pas été réprimée, mais bien détournée et canalisée dans un autre cadre, non plus celui de la classe qui interdit la bagarre, mais un autre qui rend la bagarre possible avec l’adulte. Un moment parmi d’autres dans la vie du groupe, qui n’isole pas les enfants, mais leur permet de (se) partager avec les autres. Marie est là, elle participe à la mutation du cadre par ses gestes et sa présence rassurante.

Voici qu’en effet le cadre, qu’on aurait dit donné, fixe, rigide, s’est transformé. À la Petite école on dit que c’est un « cadre souple ». Et loin d’en être un point faible, cette souplesse en fait la force secrète. C’est dans la fluctuation du cadre qu’il est possible pour les enfants d’en pénétrer le sens et de se l’approprier. Le cadre que Marie propose dans l’extrait filmé par Lydie est non seulement ce qui n’interdit pas le besoin des enfants de « se chercher », mais aussi ce qui permet que ça se transforme en jeu. Le cadre n’est pas là pour garder le calme, mais pour canaliser l’énergie et en faire quelque chose de joyeux, de plaisant. Le plaisir et la créativité se mêlent chez les enfants à l’envie de se bagarrer.

Les rituels, enfin, sont au cœur du processus de familiarisation des enfants aux règles qui régissent la vie collective à l’école. Les enfants sont invités, entre autres, à faire le yoga du matin, à choisir une image, la coller sur une affiche et à la nommer, à renverser le sablier et à rester en silence le temps qu’il se soit vidé de son sable, ou encore à choisir un livre et à le regarder. Un ou plusieurs objets annoncent le rituel : on se rassemble autour, on le(s) touche, on fixe son attention. Le sablier de Corentin, la boule qui tinte de Marie, les petites théières vertes de Sophie sont les intercesseurs des rituels. Ils tiennent les bouts du rituel et permettent une fois de plus aux adultes de se décaler de la position de maîtrise, pour se placer avec les enfants autour de ces objets.

Les enfants apprennent très vite ces petits enchaînements de gestes par imitation, et si au début ce sont les adultes qui montrent comment faire, le lead du rituel passe très vite du côté des enfants. Répétitifs et prévisibles, ils constituent des points de repère dans la journée. Ça met à l’aise, de savoir exactement quoi faire avec ses mains et à quel moment. Parfois, c’est le corps qui commence le rituel avant même qu’on y pense. Ça donne de la confiance, de faire quelque chose avec soin au milieu du groupe. Tout le monde a sa place dans le rituel, peu importe si on ne comprend pas les mots échangés en français ou le sens de ce qu’on fait : les rituels ont leur sens à eux et ne cherchent pas plus loin.

Mais aussi, les rituels peuvent accueillir des variations et évoluer au fil des séances. Il fallait être là pour voir la fierté étonnée dans le regard d’Amadou quand, le jour où il a inventé un nouveau mouvement des bras pour le yoga du matin, il a vu tous les autres l’imiter.

Les rituels sont des petits dispositifs assez souples pour admettre la « récalcitrance » des enfants, le détournement des gestes et des objets impliqués, voire le refus de participer. Pour permettre aux enfants d’en tester les limites et d’en apprécier la magie lorsque tout le monde y met du sien. Les règles, on peut aussi avoir envie de les suivre. Bon, pas tout le temps, pas toutes les règles. Elles ne sont pas là pour seulement réprimer les élans des enfants, elles ne sont pas toutes autoréférentielles (il faut faire ça. Pourquoi ? Parce que) ou impliquant un déluge d’explications en « adultien ». Les rituels permettent de donner du sens aux règles et aux limites de la vie à l’école parce qu’ils introduisent les règles par la matérialité des objets, des gestes et par le jeu. Le cadre est intégré grâce à la mise en scène du respect et de la transgression des limites. Par l’appropriation des rituels, les enfants se familiarisent avec une logique qui primera à l’école.

  • Je reprends ce mot de Vinciane Despret. Dans Que diraient les animaux… si on leur posait les bonnes questions ?, Vinciane Despret emploie le terme scientifique de récalcitrance pour désigner la résistance de certains animaux au conditionnement auquel ils sont soumis, notamment dans les expériences en laboratoire. En se désintéressant du test auquel les scientifiques les soumettent, en l’échouant ou en le réussissant mais pas pour les « bonnes raisons », ces animaux résistent au dispositif d’enquête. Mais c’est cette marge d’échec qui permet de faire des animaux en question des véritables sujets de recherche, avec leur individualité et leur pouvoir d’initiative. « Les pies et les éléphantes enrôlées dans l’expérience ont pu résister à la proposition qui leur était faite. Le fait de permettre à ses sujets de ‘récalcitrer’ ouvre le dispositif à la surprise en le soumettant au risque » (V. Despret, Que diraient les animaux… si on leur posait les bonnes questions ?, p. 177).

S Soin

Youssef, assis à la table rouge, observe Anouar arriver avec Régis. Il s’inquiète : si c’est pas son papa, c’est qui le monsieur qui vient le chercher et où est-ce qu’il dort ? Anouar s’assied à côté de lui. Youssef lui parle doucement.

Youssef explose, dégonfle les pneus du vélo de Corentin mais ne les perce pas, lance des fruits mais pas les objets susceptibles de blesser, menace de frapper mais seulement quand Marie le retient.

Alexis dit : « J’ai pas la prétention de soigner, il s’agit plus de prendre soin. J’essaie de prendre soin des relations, en général ».

Au mot « soigner », Deligny aurait sursauté. Il était difficile avec les mots parce qu’il cherchait l’expression hors langage. Soigner, ça fait penser aux médecins. Qui diagnostiquent (sans doute à raison) avant de soigner, et appellent (sans doute avec précaution) désordres, troubles, maladies les comportements et les gestes des enfants. Ça fait penser aux institutions qui maîtrisent, qui imposent, qui répriment. Je crois par contre qu’il n’aurait pas été trop embêté par la formule « prendre soin ».

Par exemple, je prends soin de mes plantes, qu’elles aillent bien ou qu’elles aillent mal. Ce n’est d’ailleurs pas évident à comprendre, s’arrêtent-elles de pousser parce qu’elles manquent de quelque chose, ou parce qu’elles sont juste satisfaites d’elles-mêmes ? Laissent-elles mourir une branche parce qu’elles ont envie de se focaliser sur les autres parties, ou est-ce le symptôme d’une maladie ?

Je prends soin d’elles dans quel but ?

Qu’elles soient bien ?

Qu’elles persistent dans leur existence ?

Ce n’est pas vraiment un objectif que je me donne, moi pour elles, mais plutôt ce vers quoi elles tendent par elles-mêmes, ce à quoi je participe en prenant soin d’elles.

Qu’est-ce que c’est, de prendre soin des enfants à la Petite école ? Une réponse facile serait : essayer de leur faire du bien. Ou alors : essayer d’être bien ensemble. Être là pour elles et pour eux si jamais ils en avaient besoin, sans savoir exactement ce qu’il sera, ce besoin. Justement, on ne sait pas exactement comment leur faire du bien. On dit que les enfants de la Petite école ont besoin de se poser, de s’apaiser avant de se lancer dans l’aventure de la grande école. Mais la manière concrète qui sera choisie pour se poser et s’apaiser, on ne la sait pas à l’avance.

Nous ne sommes pas habitués à nous activer sans savoir, sans un savoir. Si on ne sait pas, vaut mieux ne pas agir. Savoir, c’est important. Le Savoir, c’est important pour nous, c’est pour ça qu’on a fait des études, pour savoir être, dire, faire. Pour être équipés. Pour ne pas être bêtes face à l’inconnu. On sait que les étapes dans le développement cognitif d’un enfant sont impitoyables, qu’un retard amène une avalanche de conséquences, et d’autres retards possibles. Que les apprentissages formels n’attendent personne, que la déviance guette au coin de la rue si on quitte le sentier tracé.

Mais quel savoir pourrait servir d’appui pour faire école à des enfants qu’on n’a pas élevés dans la norme développementale européenne ? Qui ne sont pas prévus par le système scolaire ? Qui ne fréquentent pas les lieux institutionnalisés ? Adolescents analphabètes qui connaissent un métier ; enfants arabophones et parfaitement francophones qui n’ont jamais été à l’école mais qui savent prendre soin d’un bébé ou faire les courses pour dix personnes ; enfants qui ont su survivre mais qui ne savent pas tenir un crayon ; jeunes semi-nomades ; enfants issues de familles cultivées, mais autrement qu’ici ; enfants qui sont des parfaites traductrices et des médiatrices autodidactes de la langue familiale au français mais qui n’avancent pas en classe ; enfants dix fois plus vieux en expériences de vie que les enseignants qui les disent en retard par rapport à leur âge.

Les enfants qui passent à la Petite école ne font pas l’objet du savoir à disposition (tout au plus, ils font l’objet de croyances et de stéréotypes), ils tombent systématiquement hors cadre. Sur le « public infra-scolarisé », il n’y a pas de chiffres fiables, ni de bonne définition. Ni de Savoir. On ne sait pas les quantifier, parce que les données sont produites par les institutions, notamment l’école, où ils ne vont pas. Chaque fois qu’on crée une autre définition, on crée d’autres marges inhérentes à cette définition et d’autres enfants hors cadre. La Coordination des ONG pour les Droits de l’Enfant a récemment mené une recherche participative autour de ces enfants-là. Quels parcours leur réserve l’institution ? Quelles sont les difficultés rencontrées ? Quelles pistes creuser pour améliorer la scolarisation de ces enfants ? Julianne Laffineur, Marie D’Haese et Fanny Heinrich ont très vite renoncé à une schématisation systématique du « parcours idéal » pour un enfant infra-scolarisé. Il a semblé impossible d’en produire une sans produire aussi des exclus, des cas particuliers.

En attendant de savoir, de définir, de constituer un protocole de prise en charge, que faire ? Les enfants qui « ne rentrent pas dans les cases » institutionnelles, dont on ne sait pas s’ils « relèvent » de l’école ordinaire, des classes DASPA, du spécialisé, du SAJ ou du SPJ… circulent de manière plus ou moins chaotique dans le réseau composite de l’accueil belge.

Julie Dock-Gadisseur, qui a enseigné dans les classes DASPA pendant quatorze ans, parlait du phénomène de la « maman canard »  : comme on dit que les canetons développent un rapport affectif et d’identification avec le premier être vivant qu’ils rencontrent, les familles et les enfants en quête d’un accrochage à la société belge, et notamment en quête d’école, semblent développer un lien de confiance fondamental avec le premier service qu’ils auraient rencontré. Peu importe que ce soit le « bon » service pour eux et leurs enfants, ce premier lien avec les institutions belges peut être porteur. Un transfert de l’enfant d’un service de compétence à l’autre peut au contraire briser ce premier lien de confiance. « Toute rupture dans le parcours d’accueil des familles est un risque de décrochage du système », disait lors d’une réunion Virginie Maingain, elle aussi enseignante DASPA de longue date.

À court terme, éviter la rupture semble un objectif plus pertinent que celui de trouver la bonne place pour l’enfant. Cette personne à qui la famille a fait confiance et à laquelle elle s’est livrée n’était peut-être pas issue du service le plus apte à ses besoins, mais elle faisait repère. La question de la prise en charge du public infra-scolarisé se reformule ainsi : comment peut-on investir au mieux ces liens qui font repère ? Autrement dit, comment prendre soin de ces enfants et de leur rapport à l’école sans

avoir de certitudes, ni d’espaces dédiés, ni de protocoles ?

La Petite école se définit le plus largement possible, pour faire des « cas particuliers » son public cible : on y accueille tout enfant qui, en raison de son parcours migratoire, de ses origines ou de ses appartenances communautaires, se trouve ou pourrait se trouver en difficulté d’accrochage à l’école, qui a peu ou pas de culture scolaire, ou qui manifeste le besoin d’une période de calme avant d’aller à la rencontre des défis de l’école.

L’école est au centre du dispositif de la Petite école par la force des choses. Parce que c’est l’école qui est chargée de l’éducation des enfants belges et qui structure leur emploi du temps, parce que c’est le lieu qui concentre les promesses d’intégration, de réussite, de socialisation pour les enfants en Europe, parce qu’elle est à la fois obligatoire et désirée. Mais aussi parce que c’est un lieu qui scelle beaucoup de fausses évidences. Il s’agit alors de prendre soin des enfants et des familles, d’accompagner leurs premiers pas dans l’institution scolaire et dans les apprentissages formels. Prendre soin des « conditions de possibilité » de l’accrochage, de ce qui permet aux enfants et aux familles de s’engager activement dans les démarches nécessaires et à l’enfant de franchir sereinement le seuil de la classe. Prêter attention au bien-être psychologique des enfants ; veiller à ce qu’il n’y ait pas d’importantes incompréhensions sur les démarches administratives ; faciliter une mise en confiance des enfants et parents face aux enseignantes et aux intervenantes ; prêter attention aux « raccourcis occidentaux »  ; faire attention tant au contenu des propos et des actes qu’on adresse qu’aux manières de faire.

La Petite école est pensée comme un lieu de soin préliminaire à l’école, qui accueille l’enfant dans sa totalité avant la rencontre de l’école avec ses partages, ses spécialisations, ses évaluations et ses objectifs. Un accueil, tant matériel que psychologique, des enfants et des familles autour des problématiques d’école.

Deux dispositifs sont mis en place à la Petite école pour prendre soin des enfants en transition vers l’école et pour prévenir les ruptures entre le moment de quitter la « bulle » de la Petite école et celui d’intégrer l’institution. Corentin s’occupe de l’accompagnement des enfants à la grande école. Choisir une école en fonction des places disponibles, des méthodes d’enseignement, des copains qui sont déjà là et de la distance par rapport à la maison ; tester le trajet de la maison à l’école ; visiter les bâtiments et apprendre à connaître les enseignantes ; effectuer l’inscription. Corentin accompagne les enfants et les familles dans ces démarches pratiques qui peuvent représenter des obstacles à une entrée sereine à l’école. Il explique les raisons des règles et des habitudes dans l’institution, explicite ce qui n’est pas évident, rassure. La transition se fait avec l’accord et la participation de l’enfant : l’école devient non pas une obligation infligée par l’état et subie comme une punition, mais bien un projet construit pas à pas ensemble et finalement désiré.

Mais le dispositif d’accompagnement ne s’arrête pas là. Les premiers mois de grande école sont une période critique, tout est nouveau et les enfants sont sans cesse sollicités et confrontés à la nouveauté : Corentin se propose comme interlocuteur et médiateur entre les enfants et les enseignants, par exemple en venant participer au cours à côté de l’enseignant ou en les rencontrant après la classe pour discuter des avancées et des difficultés des enfants. En restant disponible tant pour les familles que pour les écoles, en s’assurant que la transition d’un lieu d’accueil à une classe se fasse en douceur, Corentin permet aux enfants d’avoir, s’ils et elles le souhaitent, la Petite école comme repère en cas de besoin.

Un deuxième dispositif d’accompagnement et de prévention du décrochage consiste en la Petite école des devoirs que Nathalie Eloy organise tous les mercredis après-midi au Boulevard du Midi. On y accueille les anciens élèves de la Petite école qui sont désormais inscrits à la grande école et qui auraient envie de revenir. Pour être accompagnés dans leurs devoirs, bien sûr, mais aussi pour raconter leurs aventures à l’école, pour demander de l’aide avec des documents administratifs et pour revoir les autres enfants et les adultes. Certains enfants ont développé un lien affectif à la Petite école ; le lieu fait repère aussi en ce sens-là. Le cadre de la Petite école des devoirs est hybride : on se rassemble autour de la table rouge, on mange ensemble une collation, on joue et on discute comme avant, mais on travaille aussi les devoirs de l’école dans des modalités scolaires, parfois en individuel avec Nathalie ou Corentin, parfois en groupe pour des classes thématiques. Pour certains de ces enfants, la Petite école n’était peut-être pas le meilleur lieu ; c’est en tout cas là que quelque chose a pu se construire pour soutenir des changements ultérieurs dans leur parcours de scolarisation. Prendre soin des premières accroches à l’école en Belgique et des transitions vers d’autres réalités d’accueil et de prise en charge est peut-être le seul véritable objectif du projet de la Petite école.

Parmi les différentes définitions du soin, on lit qu’il concerne l’attention, le souci, le bien-être, les actes thérapeutiques. Avoir soin, prendre soin, y mettre du soin. « Soin » est un mot simple, souple, facilement maniable, pour ainsi dire inclusif. S’il ne fait aucun doute que tout le monde ne peut pas agir en médecin, en infirmier ou en psychologue, tout le monde peut néanmoins prendre soin de quelqu’un d’autre, c’est-à-dire être engagé d’une manière ou l’autre dans le soin. Ce n’est pas un mot technique, qui appartiendrait aux professionnels et aux professionnelles : il dessine un champ de pratiques et d’êtres concernés aussi vaste qu’on peut l’imaginer.

Jean-Claude Métraux nous disait un jour que « la Petite école est un lieu propice à un sentiment de sécurité » chez les enfants. Ce n’est en effet pas un lieu de prise en charge psychologique, puisque personne n’est psychologue et que le cadre de la rencontre des enfants se calque sur le cadre de l’école plutôt que sur celui d’une rencontre avec les professionnels de la santé mentale. L’équipe de la Petite école ne cherche pas à créer un rapport thérapeutique avec les enfants, mais plutôt à créer les conditions de possibilité pour que tout besoin puisse se manifester chez l’enfant, et notamment le besoin thérapeutique. La Petite école est un lieu où il est possible de se poser, de déposer des histoires et extérioriser des états d’âme en attendant d’être prêt pour autre chose. Elle crée des circonstances favorables à une mise en confiance des enfants préalable à toute décision ultérieure concernant le futur.

La psychologue Catherine Gynst disait, lors d’une journée d’étude consacrée aux jeunes en exil, que toute personne qui rencontre un enfant ou un adulte vivant avec un traumatisme est engagée dans une relation thérapeutique au sens large, parce qu’elle est engagée dans une relation. Ce qu’on offre à l’enfant, à travers des services comme l’institution scolaire, le PMS , la médiatrice culturelle, l’assistant social, les écoles des devoirs, la Petite école…, ce sont des manières différentes de prendre soin de lui. Le soin ne discrimine ni les acteurs et actrices du soin, ni les pratiques de soin : soigner nous concerne toutes et tous, et nous engage à notre manière dans des actes attentionnés et attentifs.

Prendre soin engage les intervenantes et les enseignants autrement que dans leur capacité à scolariser. Puisque prendre soin au sens large n’est pas une science et brasse un ensemble large de possibles dans la relation entre adultes et enfants, c’est à l’attention, à l’observation, à l’écoute, à la sensibilité, à l’intuition et à l’expérience particulière qu’on fera confiance pour s’orienter. De la pratique de la Petite école émerge non pas un savoir, qu’il serait possible de condenser en une recette gagnante et d’appliquer tel quel ailleurs, mais plutôt un savoir-faire, fait de gestes propices et de pistes approximatives, de styles et de modes d’être dans la relation aux enfants qui n’excluent a priori aucune pratique et qui doivent à chaque fois s’inscrire et s’inventer dans des rencontres singulières.

C’est pourquoi prendre soin des enfants et de leurs familles transforme aussi celles et ceux qui prennent soin : ces enfants, acceptant de s’embarquer dans une période d’expérimentation des milieux scolaires, permettent à leur tour aux adultes d’explorer d’autres manières d’être éducateur et éducatrice, de développer des compétences plus souples, plus ouvertes sur la réalité sociale. De travailler dans le plaisir et la joie. La dimension du soin ouvre à une recherche qui implique tout le monde, qui n’est pas que pour les enfants, qui n’est pas que pour l’école.

Loris Malaguzzi disait que « l’école est un lieu d’élaboration culturelle et de citoyenneté » . Que la ville entre dans l’école par tous les pores, et que c’est le propre de l’école de l’accueillir. Isabelle Stengers écrivait, quant à elle, que « nous sommes situés par la nécessité de guérir ensemble, les uns avec les autres, des milieux qui nous ont abîmés » .

  • Dans la recherche participative publiée en 2022 par la CODE (Coordination des ONG pour les Droits de l’Enfant), un enfant infra-scolarisé est défini comme un enfant « n’ayant jamais été scolarisé (dit ‘non-scolarisé’); ou ayant été scolarisé et ayant accusé un retard important dans les apprentissages  notamment parce qu’il n’a réalisé que les premières étapes du cursus scolaire ou que sa scolarité a connu des interruptions (du fait de l’exil, par exemple) (dit ‘infra-scolarisé’), et / ou pour lequel l’institution scolaire, l’école et / ou la culture scolaire de la région d’établissement est étrangère ou peu familière, engendrant des difficultés d’intégration et de suivi scolaire ». Voir Quel(s) parcours scolaire(s) pour les enfants migrants infra-scolarisés en Fédération Wallonie-Bruxelles ?, 2022, p. 21.
  • Coordinatrices de la CODE.
  • Le Service de l’Aide à la Jeunesse de la FW-B propose des services facultatifs de prévention et de soutien au jeune ; le Service de la Protection de la Jeunesse intervient de manière coercitive une fois que le Tribunal de la Jeunesse a décidé une mesure d’aide pour le ou la jeune.
  • Référence à la théorie de l’attachement de John Bowlby, d’après laquelle les enfants naîtraient avec le besoin d’être sécurisés par les adultes proches et auraient une prédisposition innée à s’y attacher dès les premières années de vie. C’est à partir de la sécurité (ou de l’insécurité) assurée par les premiers liens d’attachement aux adultes que l’enfant s’ouvre à l’exploration du monde et peut y nouer de nouvelles relations. Bowlby était lecteur des travaux éthologiques de Konrad Lorenz, qui, dans Le compagnon dans le monde de l’oiseau, observe qu’un oisillon, lors de l’éclosion de l’œuf, « s’attache » au premier individu sur lequel il pose son regard.
  • « Il ne suffit pas que l’enfant soit en Belgique pour qu’il aille à l’école. Ça, c’est un raccourci occidental », dit Juliette Pirlet au début du film Éclaireuses.
  • Les centres Psycho‑Médico‑Sociaux sont des dispositifs pluridisciplinaires à destination des jeunes et des familles, subventionnés par la Communauté Française et présents dans chaque école de la maternelle à l’école secondaire.
  • Loris Malaguzzi, I cento linguaggi dei bambini, op. cit.
  • Isabelle Stengers, Résister au désastre.

T Tentatives

Marie dit :
Je crois que par le fait 
même d’exister on pose des 
questions à l’institution. Je crois que 
nous sommes engagées dans une transformation 
silencieuse, qui prend du temps, qui cherche à durer 
plutôt qu’à faire du bruit, qu’à aller contester, critiquer. 
C’est un changement par le temps qui donne de la consistance 
au projet en tant que projet politique. Je suis engagée dans 
la durée, avec constance, sans explosion. Je crois aux 
actions qui partent de là où on est, je crois aux 
problèmes qui se formulent de manière à nous 
donner de la force.

Clizia dit :        
 S’attaquer au système, à 
 l’école en général, c’est trop 
 vaste. Ça paralyse certaines personnes. Mais    
 investir un an de la vie de ces enfants autrement, expérimenter, 
 modestement, avec elles et eux, des manières de   
 faire société ensemble, c’est un objectif réaliste, qui       
 nous donne de la force, qui nous libère du poids de devoir 
 les « sauver », et ça les libère eux du poids de 
 nos attentes.                 

                               Corentin dit :
                  Le rapport à l’école est très important 
          dans la démarche politique de la Petite 
        école. Ce sont les instits qui se prennent dans la 
      gueule la réalité des enfants traumatisés, dépaysés, les 
    cas les plus durs à gérer, et ils ont des classes de vingt-cinq 
      enfants… Il faut reconnaître qu’ils font un travail important, 
       qu’ils font ce qu’ils peuvent. Et nous ne pouvons pas nous 
        limiter à ne penser qu’à nos dix enfants, à notre bulle. 
      Nous déployons des moyens incroyables pour très peu 
              d’enfants, c’est un privilège par rapport à la 
                        situation des écoles. Nous devons 
                             partager ça. J’essaie de trouver 
                                 une manière de partager 
                                       ce qu’on a ici.

                    Deligny dit :                
                 Une tentative n’est pas             
            une institution en ce sens            
         que la tentative est un petit                     
      ensemble, un petit réseau                                
   très souple qui se trame dans                                
       la réalité comme elle est,                                    
            dans les circonstances comme                         
               elles sont, allant même à la                       
                  rencontre d’événements assez rares         
                     qui ne peuvent pas être        
                         créés arbitrairement.

            Sophie dit :
C’est pour ça que 
      j’aimerais me concentrer 
            de plus en plus sur la 
     dimension expérimentale 
          de la Petite école. La 
       Petite école est un 
         laboratoire, un lieu de réflexion 
                     dans les meilleures conditions 
               possibles, qui accueille les questionnements du monde 
             autour et essaie d’élaborer des réponses. Le but n’est pas de 
               répondre à la totalité du besoin-même. Nous ne voulons pas 
                        être dans cette urgence-là, justement nous 
                          voulons nous décaler de cette urgence et de ce qu’on 
                       pense qu’elle signifie, nous voulons proposer 
                    aux enfants et aux familles qui passent ici une autre 
                        manière d’habiter le temps de l’accueil.

                                                                                                                  Clizia dit :
                                                                                                        La dimension du petit et 
                                                                                                            du modeste n’est pas 
                                                                                                    là faute de moyens d’être 
                                         plus, elle est le                        sens même de ce qu’on tente 
                                   ici. Il me semble qu’il n’a jamais été question de trouver 
                                 « la » bonne méthode pour faire école avec les enfants en 
                                  situation infrascolaire, c’est justement cette méthode 
                                                         au singulier qui pose problème.

Anna Tsing dit :        
Aborder le capitalisme       
par le biais d’une théorie qui mette
l’accent sur des agencements éphémères et     
des histoires multidirectionnelles peut sembler 
une tentative extravagante. Après tout, l’économie    
mondiale aura été la pièce centrale du progrès, et          
même les critiques radicales n’auront pu se refuser à invoquer         
la marche en avant obsessionnelle autrement qu’à la             
manière d’un engrenage mondial. Tel un bulldozer géant, le         
capitalisme apparaît toujours comme écrasant la Terre sous   
le poids de ses seuls impératifs. Mais tout ceci ne fait             
encore qu’accroître l’intérêt de la question : « Qu’est-ce qui    
est en train de se passer d’autre ? » Non pas        
à la manière d’alternatives exceptionnelles,     
situées dans une enclave protégée,              
mais plutôt partout, à la     
fois dedans et dehors.

                                            Maya dit :
     j’essaie de trouver des manières d’avoir des belles 
     couleurs pour l’émail de la terre sans devoir utiliser trop
d’énergie électrique pour le four. Ça coûte très cher en électricité,
                                     la cuisson de la céramique. J’expérimente 
                                                                               des cuissons à 
                                                                                    basse température.

                        Bettelheim dit :
                   J’essaie de créer un 
      monde dans lequel l’enfant 
                 puisse entrer tout 
           de suite tel qu’il est.

Sophie dit :             
J’essaie de faire des            
ateliers qui mettent les      
enfants en condition     
de créer autre chose 
que ce qu’on          
leur propose.   

                                                                   Morizot dit :
                                       Ma compagne laisse un pot de terre 
                                 riche sur notre terrasse en pleine ville, pour 
                                    faire de la place aux aventurières adventices, 
                            ces plantes qui explorent par le vent, ou 
                        dans le jabot des oiseaux, de nouveaux territoires 
                                          pionniers. C’est un peu comme ces 
                                                          coutumes d’hospitalité 
                                                nomade où l’on laisse une 
                                                place vacante à table, 
                                                               au cas où.

                                        Clizia dit :
            j’essaie de décrire une pratique qui 
    est devenue spontanée, et un savoir-faire 
            qui ne se laisse pas figer en un savoir 
                                 sur quelqu’un ou 
                                      quelque chose.

                                                                                                                                    Zineb dit :
                                                                                                                         J’ai envie de faire 
                                                                                                                              quelque chose 
                                                                                                                            pour ces enfants, 
                                                                                                                          parce que moi aussi 
                                                                                            j’étais                       comme eux quand 
                                                                                    je suis arrivée en                    Belgique. Moi 
                                                    aussi, parfois, je bloque, je sais pas quoi faire, je suis dans 
                                                      un autre monde. Tout le monde parle français et moi je 
                                                      regarde avec mes yeux… au début c’est compliqué. Je 
                                                                       me mets à leur place parce que j’ai éprouvé les 
                                                                mêmes sentiments… il y a la peur, l’étonnement. Et 
                                                                  les questionnements… qu’est-ce qu’on doit faire 
                                                            et ne pas faire ici ? J’essaie de leur dire : c’est juste 
                                             le début, vous allez trouver votre chemin… ils vont y arriver. 
                                        Moi aussi j’y arrive maintenant, j’arrive à parler, à me 
                                débrouiller toute seule. Parfois j’ai besoin de quelqu’un qui 
                                             m’aide,                                         mais j’arrive à faire moi-même, 
                                                                                                               je suis libre.

Alexis dit :               
J’aime prendre part à ce qui       
a du sens. J’essaie de me mettre au     
service des ibesoins des enfants, ce qui   
me semble essentiel. Mais j’essaie aussi 
de prendre soin de moi, de          
mon enfance.                            

                                          Lydie dit :
                     J’ai essayé de filmer la Petite 
                    école sans abîmer. J’ai filmé des 
            gestes et des relations, je ne connaissais 
    pas les enfants et il y a beaucoup d’histoires 
             qu’ils m’ont tues. Ne pas filmer les enfants, 
                  ça permet d’observer autre chose. Les 
        gestes sont là pour eux-mêmes. Et du coup 
                         ils sont aussi pour les autres.

  • Anna Tsing, Le champignon de la fin du monde, p. 105.
  • Bruno Bettelheim, La forteresse vide, 1969.
  • Baptiste Morizot, Sur la piste animale, p. 139.

V Voyages

C’est Claire qui m’avait conseillé d’aller voir ce documentaire. C’est l’histoire d’un pistage à deux. Le photographe Vincent Munier et l’écrivain Sylvain Tesson partent à la recherche de la panthère des neiges au Tibet.

Ce qui est très beau, c’est l’attente. Ils attendent des heures et des heures et l’attente devient… Au début, c’est comme si rien ne se passait, c’est toujours le même paysage glacial, enfin ce sont des paysages incroyables, mais ce qu’ils sont venus faire, c’est chercher à voir cette panthère des neiges qui ne se montre pas. Sylvain est nerveux, mais à un moment donné il lâche complètement et il commence à prêter attention à tout ce qui se passe d’autre dans les alentours.

Dans l’attente, leurs regards s’affinent de plus en plus, et ils commencent à voir apparaître d’autres animaux… c’est presque magique. D’un coup, les animaux qui étaient invisibles commencent à se détacher du fond du paysage, ils en sortent presque. Il y a des aigles, des ours, des petits chevreuils.

Ils pistent la panthère dans des températures extrêmes, c’est rude comme climat. Je trouvais ça beau, quelque part ils bravent tous ces éléments rien que pour la voir une seconde.

À la fin, elle apparaît au-dessus d’une crête de la montagne, et c’est le photographe Vincent Munier qui la voit d’abord. Il dit à Sylvain Tesson :

‘Tu la vois ?

Tu la vois ?’.

Mais lui ne la voit pas.

La panthère risque de passer de l’autre côté de la crête à tout moment, un mouvement et ils pourraient la perdre. Mais Vincent lâche quand même son télescope pour se rapprocher de Sylvain et pour lui indiquer. Ils ont fait tout ce voyage ensemble….

  • Marie Pierrard.

Y d.i.Y.

Do it yourself ! Fais toute seule ? Mieux, fais par toi-même.

Il n’y a pas de solitude dans le motto né du mouvement punk. Il se peut que je sois entourée, accompagnée pas à pas par des personnes qui seront des ressources à disposition dans le processus d’apprentissage.

Mettre à disposition des outils, pour construire en autonomie un savoir.

Apprendre à chercher
par soi-même.

Z Zacharia

Zacharia vient tous les mois laver les vitres de la Petite école. C’est un jeune homme souriant et toujours en mouvement.

Aujourd’hui, il vient avec son collègue Karim.

Marie le connaît depuis des années. Elle le salue et lui demande des nouvelles de la famille.

Assis à la table rouge avec Aliou, nous regardons le rideau d’eau savonneuse qui voile les vitres de l’école, et qui disparaît, un morceau à la fois, sous les coups de la brosse de Zacharia.

Corentin est aux prises avec Ahmed : il est temps de ranger les jeux et de se préparer pour aller au parc, mais il fait opposition et répète obstinément une phrase en arabe que nous ne comprenons pas.

Zacharia, qui lave maintenant les vitres de la petite vitrine de Marie, intervient : il dit « c’est où ? », « c’est où ? ». C’est de l’arabe littéraire, tout le monde ne le comprend pas. Moi je comprends un peu mais je ne le parle pas. Il doit venir de Syrie ?

Oui dit Marie, il n’a pas très envie de nous parler en français…

Zacharia rigole et se remet à la tâche.

Blibliographie

Pensées de l’éducation

  • R. Baldini, I. Cavallini, V. Vecchi, Una città, tanti bambini. Memorie di una storia presente, Reggio Children, 2010.
  • Bruno Bettelheim, La Forteresse vide, Gallimard, 1969.
  • Boris Charmatz, Je suis une école. Expérimentation, art, pédagogie, Les prairies ordinaires, 2009.
  • Fernand Deligny, Graine de crapule suivi de Les vagabonds efficaces, Dunod, 1998.
  • Id., L’Arachnéen et autres textes, L’Arachnéen, 2008.
  • Id., Œuvres, L’Arachnéen, 2017.
  • C. Edwards, L. Gandini et G. Forman, I cento linguaggi dei bambini. L’approccio di Reggio Emilia all’educazione dell’infanziai, Spaggiari, 2017.
  • bell hooks, Apprendre à transgresser, Syllepse, 2019.
  • Georges Jean, Pour une pédagogie de l’imagination, Casterman, 1991.
  • Alexander S. Neill, Libres enfants de Summerhill, La Découverte, 2004.
  • Gianni Rodari, Grammaire de l’imagination, Rue du monde, 1998.

Écologie et autres manières de faire monde

  • Hakim Bay, Taz. Zone Autonome Temporaire, traduction de C. Tréguier, Éditions de l’éclat, 1997. Vinciane Despret, Que diraient les animaux, si… on leur posait les bonnes questions ?, La Découverte, 2014.
  • Id., Composer avec les moutons. Lorsque les brebis apprennent à leurs bergers à leur apprendre, Cardère, 2016.
  • Id., Habiter en oiseau, Actes Sud, 2019.
  • Id., Fabriquer des mondes habitables. Dialogue avec Frédérique Dolphijn, Esperluète, 2021.
  • Id., Autobiographie d’un poulpe et autres récits d’anticipation, 2021.
  • Masanobu Fukuoka, La révolution d’un seul brin de paille, Guy Trédaniel, 2005.
  • Felix Guattari, Les trois écologies, Galilée, 1989.
  • Donna Haraway, Vivre avec le trouble, traduction de V. Garcia, Éditions des mondes à faire, 2020.
  • Fabien Hein, Do It Yourself ! Autodétermination et culture punk, Le Passager clandestin, 2012.
  • Tim Ingold, L’anthropologie comme éducation, PUR, 2018.
  • Id., Marcher avec les dragons, Zones sensibles, 2013.
  • Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des modernes, La Découverte, 2012.
  • Baptiste Morizot, Les diplomates, Cohabiter avec les loups. Sur une autre carte du vivant, Editions Wildproject, 2016.
  • Id., Sur la piste animale, Actes Sud, 2018.
  • Id., Manières d’être vivant, Actes Sud, 2020.
  • Isabelle Stengers, Résister au désastre, Wildproject, 2019.
  • Germaine Tillon, Il était une fois l’ethnographie, Éditions du Seuil, 2000.
  • Id., Fragments de vie, Editions du Seuil, 2009.
  • Anna Lowenhaupt Tsing, Le champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, Éditions La Découverte, 2017.

Psychologie

  • Boris Cyrulnik, Le murmure des fantômes, Odile Jacob, 2005.
  • Id., Mourir de dire : la honte, Odile Jacob, 2010.
  • Catherine Ducommun-Nagy, Les loyautés qui nous libèrent, JC Lattés, 2006.
  • Jacques Lévine, Jeanne Moll, Prévenir les souffrances d’école. Pratique du Soutien au Soutien, ESF éditeur, 2009.
  • Jean-Claude Metraux, La migration comme métaphore, La Dispute, 2011.
  • Marie Rose Moro, Parents en exil. Psychopathologie et migrations, PUF, 2002.
  • Id., Enfants d’ici venus d’ailleurs, Hachette, 2011.

Pensée politique contemporaine

  • Christine Aventin, Féminispunk. Le monde est notre terrain de jeu, La Découverte, 2021.
  • Judith Butler, Ce qui fait une vie. Essai sur la violence, la guerre et le deuil, Zones, 2010.
  • Marielle Macé, Sidérer, considérer. Migrants en France, Verdier, 2017.
  • Paul B. Preciado, Testo Junkie. Sexe, drogue et biopolitique, Grasset, 2008.
  • Id., Un appartement sur Uranus, Grasset, 2019.

Littérature

  • Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, PUF, 2004.
  • Astrid Lindgren, Fifi Brindacier. L’intégral, Hachette, 2015.
  • Daniel Pennac, Chagrin d’école, Gallimard, 2017.

Le projet

Le présent texte est le résultat de la recherche de Clizia Calderoni à La Petite école. La présente version numérique de l’abécédaire est également téléchargeable via ce lien. La Petite école est un dispositif pédagogique et thérapeutique de préscolarisation unique en FWB. La Petite école a été fondée par deux enseignantes professionnelles en février 2016. La Petite école est ce lieu intermédiaire entre l’exil et l’école où l’on peut venir déposer les choses ; car pour (ap)prendre il faut d’abord être en mesure de pouvoir le faire.

J’ai eu la chance de passer un an et demi en présence de l’extraordinaire projet pédagogique qu’est la Petite école. Merci d’avoir joué le jeu des regards de la recherche de terrain. Merci de m’avoir initiée à la vie, à la pensée, au style de la Petite école. Merci pour cette expérience inoubliable qui a été une véritable expérience de vie.

Merci à Marie Pierrard pour la confiance inconditionnelle accordée à mes idées et à mes méthodes de travail. Merci pour sa liberté de chercher et pour toutes les limites franchies ensemble.

Merci à Corentin Lorand pour sa présence bienveillante. Merci de m’avoir laissé l’observer en action dans le quotidien de son métier. Merci pour les discussions eues et pour n’avoir pas eu peur de me contredire.

Merci à Sophie Sénécaut pour avoir partagé avec moi son « point de voir ». Merci pour le travail militant et artistique mené au jour le jour pour que la recherche reste libre, créative et inclusive.

Merci à Alexis Lorich pour la finesse de son art et de ses observations. Merci pour ses réflexions autour de la création chez les enfants. Merci pour son soutien.

Merci à Maya Berezowska pour les matinées passées ensemble avec les enfants, les mains à la pâte. Merci d’avoir contribué à cette recherche de par son regard sensible et pragmatique.

Merci à Zineb El Houmi pour sa présence rassurante, son savoir-faire et pour les moments de bonheur passés avec les enfants.

Merci également à Nathalie Eloy, Camille Steyaert, Julie Dock-Gadisseur, Lydie Wisshaupt-Claudel, Christine Roderbourg, Mathias de Meyer, Claire Pierrard qui font vivre, chacun·e à leur manière, le projet de la Petite école.

Merci aux lecteurs et lectrices de la première version de cette recherche pour les retours et les conseils passionnés.

Merci à Maud Hagelstein pour m’avoir accompagnée tout au long de cette aventure avec enthousiasme, confiance et délicatesse. Merci d’avoir pris le relais lorsqu’il était nécessaire pour moi de tout lâcher.

Merci à tous les enfants, adolescents et adultes avec qui j’ai eu la chance de partager le pain et les rires entre les murs de la Petite école.

Merci enfin à mes amis Isaura Petit, Niels Schols, Thi Anna Tran, Samuel Czapnik, Benjamin. Grégoire, Sara Dardi, Giorgia Vasari, Claudia Rimondini, Matteo Marengo pour leur soutien et leur amour.

Colophon

Crédits photographiques
  • la Petite école
  • Lydie Wisshaupt-Claudel
  • Les Productions du Verger
Textes
  • Maud Hagelstein (avant-propos)
  • Clizia Calderoni (abécédaire)
Direction éditoriale
  • Marie Pierrard
Relecture
  • Laurence De Ridder
  • Julie Dock-Gadisseur
Design & typographie
Développement web
Police de caractères
Iels ont fait et continuent à faire la Petite école
  • Marie Pierrard
  • Juliette Pirlet
  • Mélanie Cortembos
  • Nathalie Eloy
  • Sophie Sénécaut
  • Corentin Lorand
  • Maya Berezowska
  • Alexis Lorich
  • Zineb El Houmi
  • Camille Steyaert
  • Julie Dock-Gadisseur
  • Claire Pierrard
  • Christine Roderbourg
  • Raymonde Saliba…
La Petite école tient à remercier la Fondation Poussière d’étoiles pour le financement de cette recherche. Mais également toutes les personnes qui contribuent ou ont contribué, de près ou de loin, à rendre cette aventure possible. Tous droits réservés. Cet ouvrage ne peut être reproduit, en tout ou en partie, par quelque moyen que ce soit, sans l’autorisation écrite préalable de la Petite école.
Proposition créative
© Le Roy Cleeremans 2024